Denis Coutagne
Prenant la route qui conduit d’Aix au petit village du Tholonet au pied de la montagne, le visiteur remarquera une étrange bâtisse sur la gauche : la maison de « Château Noir ». Il la remarquera d’autant plus qu’elle impose sa façade surplombant la route de ses fenêtres ogivales. : cette référence médiévale sur un petit monument construit en pierre de Bibémus complète visuellement une tradition orale pour le moins insolite. Le propriétaire de la demeure aurait installé au sous-sol de la construction un laboratoire plus ou moins alchimiste. A moins qu’il n’ait peint la bastide avec du noir animal, étant marchand de couleur à Marseille.
L’histoire réelle du site n’en est pas moins insolite :
« Bâti dans la seconde moitié du XIXe siècle, Château Noir est formé de deux maisons arc-boutées à angle droit : ainsi la façade de la grande maison regarde vers le sud, c’est- à dire vers la route, tandis que celle de l’autre, plus basse et plus large est tournée vers l’ouest. Il y a une grande terrasse devant les deux bâtiments et l’angle formé par eux se trouve la cour intérieure sur laquelle donne la petite pièce qu’avait louée Cezanne.
D’après les nombreuses légendes qu’on se raconte à Aix et dans les campagnes voisines à propos de Château Noir ce serait un riche marchand de charbon qui aurait fait construire ces maisons et qui les aurait fait badigeonner de noir. Mais d’autres rapportent que ce serait un fervent de sciences naturelles qui en fut le premier habitant et qu’on avait soupçonné de pouvoir entrer en rapport avec le Diable. En effet la propriété porta longtemps le nom Château Noir ».
C’est en ces termes que John Rewald présente Château Noir en 1936 dans la revue Le Point. La réalité « historique » est plus prosaïque : la construction du Château s’étale sur une bonne partie du XIXe siècle (entre 1830 et 1860 environ), une construction restée inachevée.
Jalouse de protéger le domaine, de préserver l’intégrité du site et sa tranquillité, la même famille reste propriétaire du lieu : de ce fait l’endroit reste un des coins les plus privilégiés parmi les sites cézanniens du pays d’Aix.
Bibémus désigne un plateau rocheux entre la route du Tholonet et la route de Vauvenargues, à l’ouest du massif Sainte-Victoire. Longtemps, le plateau a été exploité comme carrière : les romains déjà en extraient la pierre pour la construction d’aquae sextiae. Plus que jamais au XVII et XVIIIe siècle on découpe les blocs de pierre pour les hôtels d’Aix-en-Provence : les carrières de Bibémus correspondent d’une certaine façon aux fondations de la ville. Ici la pluie et le soleil ont, durant des siècles, érodé la pierre devenue grise des calcaires lentement déposés, là les traces des burins et scies font apparaître les stries des carriers. Les carrières composent alors maintenant un paysage bouleversé : des falaises composent des murs « naturelles » entre des pins aux branchages désordonnés, des gravats de terre, de scories, de blocs abandonnés disparaissent sous des mousses et genêts sauvages. Des arches, des sentiers perdus proposent des parcours imaginaires dans le temps géologique[1].
Cezanne vient peindre à Château Noir et Bibémus entre 1888 et 1904 : c’est dire combien ce lieu fascina l’artiste quand bien même il disposait de l’atelier des Lauves. Comme toujours avec Cezanne, des raisons souvent anecdotiques l’obligent à rejoindre tel lieu ; mais toujours des exigences picturales expliquent, de l’intérieur, la démarche du peintre. Après Gardanne, Bellevue et le Jas de Bouffan, Cezanne éprouve le besoin de fonder à nouveau sa peinture : ni impressionniste, ni classique dans la tradition d’un paysage historique ou naturelle transposée dans un ordre en référence à Poussin, il veut retrouver la nature à la fois dans son émergence radicale, dans sa puissance géologique, dans on énergie rocailleuse. Il n’en reste pas moins attaché aux traces de l’homme visible dans l’architecture qui impose des masses, des lignes d’une rigidité parfois caricaturales, le découpage des roches qui transforment des falaises en « palais à ciel ouvert » (selon un mot de John Rewald). Les chemins dans la forêt signifient la volonté de pénétrer plus avant dans l’obscurité et le chaos d’une nature composée de roches en voie d’éboulement, d’arbres tordus, comme sculptés par le vent et le soleil. Les traces ainsi de ce passage du temps, de l’homme ne pouvait qu’attirer le peintre.
Cezanne n’a pu rester indifférent aux références géologiques et anthropologiques que des amis comme Honoré Marion lui avaient apportés touchant la Provence :
« On dit d’une contrée qu’elle est riche ou stérile […] La Provence se range parmi les privilégiées. Aucune contrée ne s’offre avec un terrain plus hétérogène, avec une orographie plus accidentée avec une faune et une flore plus intéressante[2] »
« La Provence n’est-elle pas la porte d’entrée de la civilisation ? Fouillez le sol et vous trouverez les médailles, les vases, les statues des maîtres du monde…[3] »..)
Gaston de Saporta, ami de Marion écrivait en 1881 que Aix était … « Le centre d’une région géologique des mieux déterminées, et nous ajouterons des plus remarquables…[4] ». :
Les études sur l’histoire géologique du pays d’Aix se multiplient fin XIXe siècle. Un exemple parmi d’autres, celui de Louis Collot qui écrit: « Les terrains qui constituent le sol aux environs d’Aix sont très variés… Aix a d’ailleurs attiré l’attention des géologues depuis longtemps. Les plantes, les insectes fossiles de son terrain à gypse font l’ornement des collections… Son terrain tertiaire marin a été remarqué de bonne heure. Les brèches du Tholonet, les limites de Fuveaux et de Gardanne sont connus du géologue..[5]. »
Quant aux carrières à proprement parler, elles font l’objet d’un intérêt renouvelé fin XIXe siècle : le département des Bouches-du-Rhône compte, au temps de Cezanne, 198 carrières de pierre, employant 1700 ouvriers. Aix, en particulier, donne des pierres de granit, de marbres, de sable, de pierre meulière. Au moins quatre carrières exploitent ces ressources incluant les carrières abandonnées de Bibémus. (Cf encore ce compte-rendu de A Joanne , géographie du département des Bouches-du-Rhône, Paris, 1886, page 38 2. « Le marbre s’extrait dans les communes d’Aix …et du Tholonet . Les principales carrières de pierres sont celles d’Aix… ; le grès, de Belcodène. … le territoire de Méreuil renferme de la pierre à chaux ; celui d’Aix… de la pierre à plâtre. Dans les environs d’Aix en rencontre des traces de silex pyromaque ou pied un fusil… Etc. »)
P. Cheilan dans le Mémorial d’Aix ne manque de décrire les carrières de Bibémus : « Ces deux blocs isolés plantés là l’un et l’autre depuis des siècles, nous montrent comment, à l’origine du monde, les eaux se retirant ont peut à peu nivelé l’écorce osseuse de notre globe en remplissant les bas-fonds de débris plus ou moins désagrégés qu’elles roulaient […] Vu d’un bon endroit, l’ensemble du site est bien fait pour tenter un artiste […] Nous le recommandons à nos amateurs aixois à la recherche d’un sujet original et pittoresque à la fois pour leurs habiles pinceaux [6]»
Ainsi Cezanne peignant à Château Noir et Bibémus, quand bien même il ne nous explicite aucunement sa démarche, ne vient pas là par hasard : les lieux qui l’appellent et le retiennent, sans être géographiquement éloignés de Gardanne, Bellevue, Aix marquent une rupture assez radicale : Château Noir, dans sa configuration gothique, est un étrange castellum au milieu de bois désordonnés. Des chemins d’accès difficiles entre les buissons conduisent à des grottes néolithiques où la tradition veut que des ossements aient été découverts. Bibémus, carrières quasiment abandonnées, se donne pour un paysage désolé, à moitié effondré, à moitié détruit, à moitié exhaussé. Cezanne entend s’enfoncer sous les frondaisons de Château Noir, s’isoler au milieu des falaises de Bibémus. Bien entendu, l’enjeu pictural est à la mesure de ces paysages à la fois majestueux et étranges. La majesté s’exprime dans le caractère noble et construit des pans de murs et de toits de Château Noir dont les façades de pierre ocrée rayonnent dans la forêt avec arrogance, dans les murailles de Bibémus s’ouvrant sur le ciel visible dans l’entrelacement des branches de pins. L’étrangeté apparaît dans de ce même château hanté aux fenêtres ogivales perdu dans une forêt pour quelques drames médiévaux, dans ces falaises délabrées que des gravats abandonnés enserrent… le classicisme post-impressionniste lentement mûri devant le village si savamment construit de Gardanne, devant les paysages si tranquillement poussinesques de Bellevue, débouche ici sur un romantisme d’un genre inédit. Car il n’est pas question, pour un peintre comme Cezanne, de revenir à Salvator Rosa, Constantin ou Friedrich. Le « romantisme » de Cezanne est d’un ordre différent : il maintient les acquis d’une peinture qui construit l’espace par la couleur. Seulement, l’espace ici n’est plus mesuré à l’aune d’une tradition classique. Il faut réinventer l’espace que la nature si complexe offre au regard du peintre. Voilà alors Cezanne plus scrupuleux que jamais à se soumettre au visible qu’il s’est choisi de peindre, plus libre que jamais également pour construire un ordre pictural autonome selon des lois inexplorées jusqu’alors. Il suffit de regarder comment les touches s’entremêlent dans un enchevêtrement de matières picturales qui ne se confondent pas pour comprendre que Cezanne ici est obsédé par la peinture dans sa capacité à structurer par elle-même le monde visible, un monde visible en acte de se déconstruire et de reconstruire, de s’effacer pour mieux se donner.
Soient quelques tableaux de Château Noir :
La Maison Maria (cf. FWN310-R792) précède Château Noir lorsqu’on arrive d’Aix par le chemin de terre : le bleu du ciel tombe comme une pluie drue de la gauche vers la droite. Une végétation flamboyante irradie le premier plan à gauche s’opposant à des buissons sombres, presque menaçant à droite. Les constructions de pierre structurent l’espace devant l’ébauche d’une Sainte-Victoire visible dans le fond. Cezanne aborde son motif associant le tumulte des rochers et des plantes, et l’ordonnancement géométrique des maisons.
La demeure est retenue du chemin qui conduit de la Maison Maria au château lui-même dans trois tableaux (FWN360-R937, FWN361-R940, FWN362-R941) : Cezanne retient la terrasse qui apporte une ligne horizontale et ouvre l’espace sur la droite alors que le découpage de la construction accentue la rigueur perpendiculaire de la ligne verticale du mur, ce qui impose un angle droit presque violent à l’œil. Il faut dire que la forêt environnante, pins, chênes lièges, lauriers-thyms se développent dans le plus merveilleux désordre.
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Cezanne choisit une fois Château Noir d’un point de vue inférieur au motif pour laisser la montagne Sainte-Victoire surgir derrière la construction (Château Noir et Sainte-Victoire, FWN363-R939) : la montagne prend alors une dimension exceptionnelle dans une lumière nocturne inhabituelle. Château Noir est traité comme un jeu de construction de couleur ocre, sans fenêtre ni porte, ce qui accentue le caractère insolite de cette architecture que les touches circulaires du pinceau enveloppent comme des vagues frappant un récif.
Les chemins qui montent vers la falaise derrière Château Noir, près de grottes néolithiques donnent deux tableaux presqu’identiques (FWN320-R878, FWN338-R908) : là encore le peintre joue des roches, des troncs d’arbre, du chemin dans une fidélité exemplaire à son motif, dans une liberté si totale que la puissance intérieure du paysage se transpose dans la peinture épaisse et savoureuse. Le chemin n’est plus tant un sentier dans les collines qu’un mode d’accès au mystère pictural exploré ici puisque conduisant dans une grotte. On se souviendra des Trois philosophes de Giorgione devant une grotte, de Léonard de Vinci situant la Vierge dans une grotte, la grotte étant métaphoriquement le lieu du secret, de la révélation (cf. Platon).
Une meule avait été amenée dans la propriété pour monter un moulin : les pierres de cette meule n’ont jamais été installées près d’un puits oublié dans la forêt. Cezanne ne pouvait qu’être retenu par un tel sujet (cf. FWN292-R763, FWN293-R764, FWN337-R907) : le cylindre de la citerne, le cercle de la meule, le parallélépipède des poteaux de pierre, formes géométriques simples sont jetés dans le désordre d’une végétation rocailleuse. La tension entre des formes bien définies et le chaos désordonné d’une nature brûlante retient l’attention de l’artiste : la peinture comme œuvre d’art devra sinon dépasser cette tension en tout cas l’exprimer dans un jeu de composition où dessin et couleur se conjuguent sans jamais se correspondre. Etrangement en FWN292-R763, Cezanne rejette la roue (meule circulaire) à l’extrême gauche bas du tableau la reléguant presque en dehors de son champ de vision : ce faisant, il lui donne d’irradier de sa forme et de couleur sur tout le tableau dont le désordre s’ordonne par rapport à elle ! Il n’est pas jusqu’au mouvement des branches des arbres qui ne font pas allégeance à sa perfection ronde ! Cezanne voulant expliciter que le peintre, à l’instar de cette meule, doit soumettre la nature à sa composition. A moins qu’il ne faille interpréter la démarche du peintre comme une attention aux forces secrètes qui composent la nature, des forces centrifuges et centripètes lui donnant de se dissoudre vers le néant ou d’émerger vers l’existence.
Les rochers de Bibémus devaient permettre à Cezanne de pousser plus avant encore cette recherche picturale fondée sur une inquiétude métaphysique quant à la permanence du monde. Loin de l’impressionnisme qui s’en tenait à une pure saisie de la lumière sur les êtres (« la lumière n’existe pas pour le peintre » affirme Cezanne à cette période[7]), loin d’un classicisme qui institue un ordre idéal pour figurer le monde actuel, Cezanne veut saisir la force primordiale qui institue les réalités visibles dans leur visibilité. Entre l’idée d’un monde qui s’écroule (les carrières s’effondrent sur elles-mêmes du fait des gravats qui les encombrent) et d’un monde qui se construit (les carrières correspondent aux fondations d’une ville dont les rempart, les hôtels et églises se sont édifiées à parti de ses pierres dûment extraites de son sol), Cezanne instaure son ordre pictural, lieu de l’émergence et de l’anéantissement des choses, de la peinture elle-même qui va vers sa fin…
Un seul tableau ici nous retiendra pour expliciter cette intuition : Sainte Victoire dominant les carrières de Bibémus (NR 837). Aucune référence architecturale ( j’entends maison, château) n’est plus nécessaire. On peut y voir la montagne bleutée, lieu de la Loi nouvelle, Cezanne nouveau Moïse[8]. Bibémus est le lieu du désert désordonné où l’homme a soif. D’ailleurs les fractures de la roche trahissent la source à faire couler, branche de verdure dans l’incandescence de roches brûlantes.
Bien entendu, il est facile de dire que les rochers brûlants de Bibémus renvoient à la période couillarde de Cezanne et que la montagne bleutée, spacieuse et lumineuse exprime le souci post-impressionniste de Cezanne…
Cinq tableaux représentant Sainte-Victoire sont encore à associer à Château Noir. Sur l’un d’entre eux la maison est parfaitement visible (NR 939, à rapprocher de NR 919). Sur un troisième la montagne est associé à maison Maria(NR 792). Sur deux autres(même motif, même route, même arbre en bordure du chemin) le peintre se situe sur la route du Tholonet à quelques dizaines de mètres de Château Noir (que l’on ne voit pas) Il s’agit des tableaux NR 899 et 900, peints à 7 ou 8 ans de distance.
Liste des tableaux correspondant à ce cite :
pour château Noir : FWN292-R763, FWN293-R764, FWN310-R792, FWN320-R878, FWN336-R880, FWN350-R899, FWN351-R900,FWN337-R907, FWN338-R908, FWN339-R909, FWN359-R919, FWN360-R937, FWN363-R939, FWN361-R940, FWN362-R941, FWN348-R942
pour Bibémus : FWN305-R794, FWN306-R795, FWN307-R797, FWN308-R798, FWN309-R799, FWN317-R836, FWN316-R837, FWN318-R838, FWN319-R839, FWN334-R881,
(cliquer sur le n° de note pour revenir au texte)
[1] De manière explicite un rapport est rédigé par Henri de Villeneuve sur Bibémus « rapport sur les carrières de marbre du Tholonet, adressée à M. l’ingénieur en chef des mines du 14e arrondissement par ingénieur des mines des Bouches-du-Rhône », annales des sciences et de l’industrie du midi, volume trois, Marseille, 1832, page 260 suivantes.
[2] A.F Marion : Faculté des sciences de Marseille, Géologie : Géologie et paléontologie de la Provence (revue scientifique, 2 série, 2e année (21<décembre 1872) p. 585 (cité par Kallmyer p. 280)
[3] E. de G (Emmanuel B. Sainte-Jammes, marquis de Gaucourt) Feuilleton du Mémorial d’Aix : Un touriste au Mont-Saint-Venture en Provence et à Sainte-Marie-de-la-Victoire, le Mémorial d’Aix, 4 août 1861 (cité par Kallmyer opus cité p. 277.
[4] aperçu et géologique du territoire Aix-en-Provence. Géognosie, Historique des travaux, détails stratigraphiques et paléontologiques…, Aix, 1881, page 5.(kallmyer, chapitre 4)
[5] première thèse : Description géologique des environs d’Aix-en-Provence, université de Montpellier, 1880.
[6] P. Cheilan, Le Tholonet, Le Mémorial d’Aix, 11 mai 1899.
[7] Lettre de Cezanne à Emile Bernard, 23 décembre 1904.
[8] Cf. la lettre de Cezanne à Vollard, le 9 janvier 1903 : « Je travaille opiniâtrement, j’entrevois la Terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hébreux ou bien pourrai-je y pénétrer. »