Document en consultation dans le cadre de la Concertation publique de création de la ZAC de la Duranne – Mai 2013 – Juillet 2015
Reproduction interdite sans autorisation de la SPLA Pays d’Aix Territoires.
Droits réservés – Copyright juin 2015
Ce document a été rédigé par Denis Coutagne à la demande de la Ville d’Aix-en-Provence et de la SPLA Pays d’Aix Territoires, et intégré à la délibération municipale de juillet 2015 sur le projet d’urbanisation de la colline de la Constance/Valcros.
Paul Cézanne n’a jamais écrit son nom ou signé ses lettres et ses tableaux que sous la graphie Cezanne, sans accent sur le premier e de son patronyme, comme il figure sur son acte de naissance, ce qui différencie sa famille d’autres familles du nom de Cézanne. Toutefois, l’histoire a retenu pour le peintre le pseudonyme Cézanne, de son vivant, sans que l’on sache qu’il ait protesté.
Lettre de mission à M. Denis Coutagne
ETAT DES LIEUX DU PATRIMOINE CÉZANNIEN DE LA CONSTANCE
ET PROPOSITIONS DE VALORISATION DANS LE CADRE DE LA CRÉATION DE LA ZAC
La Ville d’Aix-en-Provence a confié à la SPLA Pays d’Aix Territoires les études d’aménagement et d’urbanisme, ainsi que les expertises préalables à la création de la ZAC de La Constance. Ce secteur d’intervention est considéré comme « à enjeux majeurs pour la Ville d’Aix-en-Provence ».
En effet, les forts besoins en logements de tous types existant sur la ville d’Aix et son agglomération ne peuvent être dans les années à venir satisfaits par la seule densification urbaine et de petits programmes immobiliers menés en fonction des opportunités foncières. Depuis cinquante ans, Aix grandit par l’ouest. Dans cette logique, indépendamment de l’opération de La Durane, la Ville a identifié, au cours des années 90, un secteur enclavé entre plusieurs quartiers récents de l’agglomération (Jas de Bouffan, Encagnane, Les Milles-La Beauvalle) et offrant du fait de son état partiel de déprise agricole et d’abandon, ainsi que du petit nombre des emprises foncières, des possibilités importantes et cohérentes d’urbanisation, dans l’immédiate périphérie du centre-ville (création en 1996 d’une Zone d’Aménagement Différé). Le secteur Valcros-Camp de Manthe-La Constance-L’Ensoleillée a donc fait l’objet d’une attention particulière au cours des deux dernières décennies et d’études quant à ses potentialités.
En 2011, la Ville d’Aix a souhaité engager ce projet et a confié à la SPLA Pays d’Aix Territoires (Groupe SEMEPA), l’aménagement du secteur de L’Ensoleillée, les études préalables à l’urbanisation du secteur de La Constance, puis le processus de création d’une ZAC avec le lancement en 2013 de la concertation publique sur une opération réduite à un périmètre délimitant moins d’une centaine d’hectares, autour du lieu-dit de La Constance.
Dans un premier temps, au sud du secteur, la SPLA a aménagé en bordure d’autoroute la zone d’activités de L’Ensoleillée. L’opération a été marquée par une volonté innovante d’associer espaces naturels boisés existants, conditionnement de l’installation d’activités nouvelles à l’accessibilité par les transports en commun, implantation enfin de bâtiments à haute qualité environnementale, avec création du premier parc tertiaire à énergie positive de France en structure bois massif. Dans un second temps et dans le même souci d’exemplarité, s’ouvrira, au terme des étapes de la concertation publique qui pourront l’amender (2013-2015), le projet d’urbanisation de La Constance. La création de la ZAC de La Constance en juillet 2015 visera à répondre de manière significative aux besoins en logements, en assurant la mixité sociale, et en apportant des solutions pour le logement étudiant. Mais la ZAC offrira aussi une réponse aux problèmes d’emploi sur les quartiers ouest par le développement d’un secteur d’activité tertiaire, des services et des commerces, et la réalisation d’un Pôle numérique de compétitivité s’inscrivant dans les Programmes nationaux d’investissements d’avenir. Ce Pôle numérique a reçu en novembre 2014, le label national French Tech. Il sera accompagné de la réalisation d’équipements publics, complémentaires de ceux existant à proximité immédiate, avec notamment la réalisation d’une salle de spectacles pour musiques actuelles (SMAC).
Le projet de La Constance se veut aussi exemplaire sur le plan de l’environnement, optimisant la consommation de l’espace, économe en énergie, prenant en compte les déplacements et les transports en commun. L’aménagement du secteur, dont les îlots constructibles représenteront moins du tiers de la surface d’aménagement et permettront la réalisation progressive, sur 15 ans, de 3 500 logements, permettra d’améliorer la circulation entre les quartiers ouest et sud d’Aix-en-Provence et de désengorger certains axes aujourd’hui saturés.
Le projet s’affirme enfin, dès son origine, comme ayant à cœur de préserver le patrimoine et les sites cézanniens les plus remarquables.
Il s’est appuyé pour cela sur les services des Directions du Patrimoine et de l’Archéologie de la Ville d’Aix, sur l’étude des archives familiales des différents propriétaires, et a versé aux débats de la concertation publique un document de travail (Le Patrimoine de La Constance, 2013) soulignant l’intérêt du site, la volonté politique de le préserver et de le valoriser et diverses propositions d’aménagement et d’urbanisme prenant en compte ce contexte très particulier.
Dans le prolongement de l’inventaire du patrimoine effectué, des études préalables et des consultations menées, afin de répondre au souhait exprimé par les élus dès l’origine du projet, à la forte volonté des propriétaires de sites cézanniens existants, ainsi que du comité de quartier de La Constance, mais encore à diverses autres initiatives extérieures, associatives, politiques ou culturelles, la SPLA Pays d’Aix Territoires souhaite verser aux dossiers préparatoires de création et de réalisation une étude de référence portant sur la problématique cézannienne du plateau de La Constance et du périmètre concerné par la future ZAC.
Pour ce faire, la SPLA a sollicité l’expertise, les conseils et les réflexions de Denis Coutagne, expert reconnu de l’œuvre de Paul Cézanne, Conservateur en chef du Patrimoine, ancien Directeur du musée Granet d’Aix-en-Provence, historien de l’art, organisateur de l’exposition d’envergure internationale ayant marqué le centenaire de la mort de Paul Cézanne (« Cézanne en Provence », Aix-en-Provence & Washington, 2006) et Président en titre de la Société Cézanne regroupant experts internationaux, amateurs éclairés et personnalités ayant œuvré à la connaissance et au rayonnement de l’œuvre de Paul Cézanne.
La demande de la SPLA Pays d’Aix Territoires portait sur la rédaction d’une étude portant sur les points suivants :
1. Présentation des sites cézanniens du plateau de La Constance (notamment Bellevue, Le Tubet, Bastide Vieille) et de son environnement hors périmètre (Jas de Bouffan, Montbriand, La Durane-Valcros, L’Ensoleillée).
2. Inventaire des tableaux de Paul Cézanne rattachés de manière certaine à La Constance (évoquant des éléments du site tels Bellevue ou Bastide Vieille, ou bien peints sur le site, perspective vers Sainte-Victoire ou le viaduc de chemin de fer).
3. Préconisations de sauvegarde et protection de périmètres ou perspectives autour de certains lieux d’intérêt cézannien, dans le cadre de l’urbanisation à venir du tiers du périmètre de la ZAC de La Constance.
4. Étude sur la possibilité d’aménagement d’un, ou plusieurs lieux d’intérêt cézannien, ou bien ouvrant sur des perspectives cézanniennes. Ces lieux pourraient être susceptibles d’accueillir du public, dans l’esprit des aménagements réalisés au « Terrain des peintres » ou aux « Carrières de Bibémus » et de s’inscrire dans des circuits touristiques proposés par l’Office de Tourisme.
5. Étude d’un cheminement touristique et pédagogique autour de la présence de Cézanne sur le plateau de La Constance, ou d’étapes dans un possible circuit pédestre partant de La Bastide du Jas de Bouffan par exemple et descendant vers l’Arc, Montbriand et Bellevue.
6. Réflexion sur la possibilité de concentrer en un espace à définir (intersection des cônes de vues de bastide de La Constance vers Sainte-Victoire et du promontoire de Lou Deven vers Le Pilon du Roy par exemple) un parcours didactique et des éléments d’appréhension et de compréhension de l’œuvre de Paul Cézanne.
7. Réflexion sur la possibilité de créer de nouvelles synergies entre évocation du Père de l’Art moderne et nouvelles technologies du numérique : réfléchir aux connexions possibles entre la création du futur Pôle numérique de e-tourisme – French Tech et la découverte de Cézanne par des publics nouveaux, jeunes et connectés. Par les techniques de réalité augmentée (développement d’applications, QR Code, réalité augmentée via lunettes type Google glass et géo-localisation, totems numériques, etc.), insertion du visiteur dans l’univers de Cézanne, les paysages d’époque, les perspectives, les tableaux eux-mêmes.
Cette réflexion pourrait trouver des développements prometteurs et des synergies avec le Pôle numérique et l’expérimentation smart city du projet urbain de La Constance, quartier numérique et durable.
Commandée en novembre 2014, l’étude a été mise à la disposition du public en juin 2015 dans le cadre de l’établissement du bilan et de la synthèse de la concertation publique, préalable à la création de la ZAC de La Constance.
Le Président de la SPLA Pays d’Aix Territoires
Gérard Bramoullé
Je ne peux oublier John Rewald qui le premier a photographié certains sites depuis Valcros.
Je tiens enfin à remercier la Ville d’Aix-en-Provence et la Société publique locale d’Aménagement « Pays d’Aix Territoires » de m’avoir fait confiance dans l’élaboration de ce rapport et pour leur volonté de s’appuyer sur lui afin d’orienter l’urbanisation future du site, de préserver ses trésors et d’y valoriser l’œuvre de Paul Cézanne.
Cézanne à Valcros : la création du paysage moderne
Entre 1878 et 1892 (mais surtout entre 1882 et 1888),
Cézanne, souvent présent au Jas de Bouffan, vient peindre sur la colline de Valcros[i].
Cézanne est avant tout un peintre de paysages
Sur près de 1000 tableaux inscrits au catalogue raisonné de ses œuvres, on compte 390 tableaux consacrés au genre paysage. Ce genre (« paysage ») est récent, dans l’histoire de l’art, quand Cézanne s’adonne à la peinture.
L’Académie de France à Rome, créée au XVIIe siècle, n’accordait au « paysage », dans le cadre d’une hiérarchie des genres en peinture, qu’une place secondaire par rapport au genre premier : la peinture d’histoire[ii]. Certes cette place était supérieure au genre « nature morte », mais inférieur au genre « portrait ».
Il faut attendre 1817 pour que, sous la poussée d’un nombre de plus en plus grand de peintres de paysage, une place officielle soit, dans le cadre de l’Académie, accordée à cette catégorie picturale. Encore que… : on invente alors la catégorie « le paysage historique », le paysage ne pouvant être conçu que comme le décor plus ou moins naturel du genre « historique ». Ce n’est pas encore la reconnaissance qu’un simple tableau de paysage (exemple Impression, soleil levant de 1874 par Monet) puisse être un chef d’œuvre absolu ! Michalon sera le premier peintre à être lauréat de l’Académie de France à Rome à ce titre.
Le début du XIXe verra le paysage prendre une indépendance et une valeur autre que celle imposée par le classicisme. Si Chateaubriand exalte le sentiment romantique en appelant l’orage : « Levez-vous vite, orages désirés… », le peintre découvre la force d’une nature tumultueuse dangereuse. L’exemple de Turner (avec ses tableaux d’avalanches, de tempêtes de neige…) traduit cette volonté de traduire le « sublime ». Géricault s’attache à une mer en furie comme seul univers de ses naufragés, sur un radeau (Le Radeau de la Méduse). En Italie il rompt avec la tradition et peint de monumentaux paysages soumis aux caprices du soleil… Delacroix ira chercher le paysage au Maroc et en Algérie ouvrant la voie au goût orientaliste. Le paysage, avant de figurer un « lieu », est ici le reflet de l’âme. Il s’accorde aux sentiments du cœur…
Courbet entendra ses prédécesseurs, mais, contre eux, affirmera qu’on ne connaît bien un pays qu’à condition de l’avoir parcouru en marchant : bien entendu le pays de son enfance est le meilleur. Il associera donc à la fièvre romantique le réalisme le plus délicat et le plus brutal : mer en furie, ou champs de neige étincelant, rivière sortant de terre (Les Sources de la Loue), ou ruisseau dans la forêt exprimeront son goût de la nature sans oublier les nombreux sous-bois avec chasseurs et cerfs…
Le paysage naturaliste permettra un retour vers le réel dans son objectivité immédiate, avec le souci de décrire l’homme dans son univers social, religieux ou psychologique. Une telle démarche touche aux enjeux syndicaux, politiques, au risque d’être récupérée à des fins idéologiques : ne veut-on pas créer un monde meilleur après avoir dénoncé celui que l’on connaît : utopies religieuse et politique obéissent à la même logique.
Déjà la pensée philosophique s’était emparée du champ esthétique : à côté de la catégorie traditionnelle du « Beau », elle avait mis à jour la catégorie du « Sublime ». A ces deux catégories, dont la conceptualisation était revenue à Kant, reprise par Hegel, s’était rajoutée la catégorie du « pittoresque ». Schopenhauer devait développer l’idée de la volonté comme représentation du monde, avant que Nietzsche n’invente le monde comme volonté de puissance. La « nature » au XIXe siècle devient tout autre chose qu’un simple décor pour vivre, se mouvoir et accomplir des exploits (militaires, humains, tragiques). Elle devient la référence, en partie visible dans ce que nous en percevons, d’une réalité ontologique en devenir, Cézanne, féru de littérature et peut-être de philosophie post-kantienne, laisse entrevoir ces enjeux lorsqu’il écrit à propos de la « nature » :
- « Tout est, en art surtout, théorie développée et appliquée au contact de la nature» (lettre à Camoin, 22 février 1903).
- « La sensation forte de la nature est la base nécessaire» (lettre à Aurenche, 25 janvier 1904).
- « Je procède très lentement, la nature s’offrant à moi très complexe. […] sa vraie voie (au peintre) ― l’étude concrète de la nature. […] L’étude réelle et prodigieuse à entreprendre, c’est la diversité du tableau de la nature» (lettre à Émile Bernard, 12 mai 1904).
- « Le peintre doit se consacrer entièrement à l’étude de la nature, et tâcher de produire des tableaux qui soient un enseignement» (lettre à Émile Bernard, 26 mai 1904).
- « avec un tempérament de peintre et un idéal d’art, c’est-à-dire une conception de la nature…» (lettre à Roger Marx, 23 janvier 1905.)
- « La thèse à développer est ― quel que soit notre tempérament ou puissance en présence de la nature ― de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout [ce] qui est apparu avant nous. […] La nature consultée nous donne les moyens d’atteindre ce but» (lettre à Émile Bernard, 23 octobre 1905)
Tout se résume dans cette formule qu’on lui attribue : « Faire du Poussin sur nature ».
Cézanne, les premières approches du paysage
Cézanne découvre le paysage essentiellement en travaillant avec Pissarro à Auvers-sur-Oise, au Valhermeil, à Pontoise, puis tout seul à Melun ou Médan (entre 1872 et 1882) : il découvre le paysage en même temps que le travail sur le motif lié à l’Impressionnisme.
Dans la maison familiale du Jas de Bouffan, il a travaillé le plus souvent dans le grand salon (cf. les grands tableaux peints à même les murs, les portraits, les première natures mortes).
Si l’on connaît une quarantaine de « paysages » en ces premières années de création picturale marquée d’une peinture épaisse et forte, il s’agit, pour l’essentiel, de petites pochades exécutées d’une main forte et pugnace, d’une matière lourde.
Certes Cézanne pressent déjà qu’il lui faudra sortir et changer de registre. Ainsi écrit-il à Émile Zola en 1866 : « Mais vois-tu, les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air. En représentant des scènes du dehors, les oppositions des figures sur les terrains sont étonnantes, et le paysage est magnifique. Je vois des choses superbes et il faut que je me résolve à ne faire que des choses en plein air…. Je crois que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air n’aient été faits de chic, car çà ne me semble pas avoir l’aspect vrai et surtout original que fournit la nature. » (Paul Cézanne, op. cit., lettre à Émile Zola vers le 19 octobre 1866, p. 122.)
Revenu à Paris après la Guerre de 1870 et la Commune de 1871 (le peintre s’était mis à l’écart à l’Estaque), il s’installe dès 1872 à Auvers-sur-Oise et s’exerce au style impressionniste. Pissarro lui tient lieu de mentor, même si, très vite, Cézanne s’affranchit de toute tutelle. Il n’en a pas moins appris la décomposition de la lumière et de la couleur pour en restituer la synthèse par un jeu de petites touches, de couleurs presque pures posées sur la toile. Il s’oblige à choisir des motifs dans la nature (cette nature étant souvent déjà humanisée quand il s’agit de maison de village, etc.)
Revenu en Provence en 1876 au cours d’une décennie (1872-1882) où il est essentiellement attaché à l’Ile-de-France (Paris, région d’Auvers, Médan, Melun), il vient peindre à l’Estaque et mettre en pratique les leçons nouvellement acquises de l’impressionnisme : « Il faut que je vous dise que votre lettre m’est venue surprendre à L’Estaque, au bord de la mer. Je ne suis plus à Aix depuis un mois. J’ai commencé deux petits motifs où il y a la mer, pour Monsieur Choquet, qui m’en avait parlé. ― C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue…. Il y a des motifs qui demanderaient trois ou quatre mois de travail, qu’on pourrait trouver, car la végétation n’y change pas. Ce sont des oliviers et des pins qui gardent toujours leurs feuilles. Le soleil est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouette non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c’est l’antipode du modelé » (lettre à Pissarro du 2 juillet 1876).
Déjà Cézanne soupçonne que la vision impressionniste s’applique à révéler l’émotion rétinienne reçue d’un lieu à une heure donnée, à un moment plutôt rayonnant de la journée. Lui veut trouver une permanence et une construction inhérente à la nature et affirme vouloir « faire de l’impressionnisme une chose solide et durable comme l’art des musées ».
Cézanne découvre lentement mais sûrement la force de la peinture dans son rapport à la nature, dans son rapport au paysage à condition de ne pas oublier la composition classique.
Rappel synthétique de l’histoire du paysage
La découverte du paysage se fait au XVIIe siècle à Rome et en Hollande pour des raisons très différentes : à Rome, la découverte des vestiges archéologiques, la « lecture » d’une Ville donnant sens à l’Histoire via essentiellement une théologie catholique attachée à la primauté pontificale, oblige peintres, écrivains et voyageurs à regarder les monuments antiques et modernes comme un témoignage d’Histoire, de Mythe et de Foi. La campagne romaine se voit sacralisée comme la terre des dieux antiques aussi bien que des premiers chrétiens… Chateaubriand (lettre à monsieur de Fontanes, 1803) explicite admirablement cette intuition ! Ainsi le paysage se définit dans une forme que l’on appellera « védutisme », école du paysage en ce que celui-ci est défini par la géographie autant que l’architecture et l’histoire. Cette tradition picturale, en laquelle excellent Van Wittel, Canaletto, Bellotto, Guardi, etc., concerne Rome certes, mais très vite le Latium puis les cités italiennes comme Florence, Sienne et surtout Venise, voire Varsovie[iii].
Granet avant Corot s’inscrira dans cette tradition, quand bien même il découvre les vertus des sites non répertoriés, valant pour eux-mêmes.
La Hollande (avec Hobbema, Ruysdael, Van de Velde…) s’attachera, dès le XVIIe siècle, à regarder son territoire, à l’exalter, tant celui-ci est limité et contraint. Paysage souvent recomposé pour présenter une chaumière dans la forêt, un bord de mer, des bovins en pâturage. Le paysage a sens politique, dans la mesure où il veut traduire le cadre de vie d’une communauté attachée à une terre souvent reconquise contre les éléments… C’est en atelier que ce paysage se pense et se fabrique.
Rome ayant perdu sa prééminence avec Napoléon, l’Europe voit, en ce début XIXe siècle, l’émergence du sentiment national : le « paysage » va passer de l’Italie et des Flandres à l’Angleterre (découverte de l’aquarelle et de la campagne londonienne avec Canaletto, Constable), l’Allemagne, la Suisse, mais surtout la France. La très longue tradition historique française ayant donné la prééminence de la « France » à l’Ile-de-France précisément (le reste des territoires français formant les « provinces »), c’est essentiellement autour de Paris que le paysage se construit comme identité nationale… L’école de Fontainebleau, l’école de Barbizon correspondront à cette importation en France d’une tradition italienne et flamande, ou hollandaise. Plus n’est besoin d’aller à Tivoli pour peindre la nature. Déjà Vernet avait reçu, fin XVIIIe siècle, la commande de peindre les grands ports français…
Arriveront deux inventions qui vont bouleverser la donne : le tube de dentifrice et le chemin de fer. On invente le tube de dentifrice en1896 : un marchand se dit aussitôt qu’on peut glisser dans le tube de la pâte picturale prête à l’emploi sans l’installation d’un véritable atelier de fabrication. Le peintre peut partir avec son chevalet, sa toile, ses tubes et ses pinceaux et peindre n’importe où à l’extérieur. Le chemin de fer va changer la géographie et permettre des déplacements rapides : la campagne parisienne voit l’arrivée de citadins soucieux de plein air, de loisir (avant l’effet banlieue qui sera postérieur et lié à l’industrialisation). L’exemple de Cézanne est flagrant : Granet mettait deux à trois semaines pour faire le trajet Paris/Aix. Cézanne ne mettra qu’une journée…
Les peintres impressionnistes et postimpressionistes, dans un temps privilégié, seront les premiers à profiter de ces deux innovations associées à la nécessité de peindre une France heureuse, en tout cas paisible après le sentiment de désastre de 1870 et, au niveau parisien, le traumatisme de la Commune… La peinture impressionniste opère ainsi une véritable « catharsis » : le peintre veut donner une image radieuse et lumineuse d’une « douce France » (que d’autres chanteront), en son cœur politique, économique et historique dont l’Ile-de-France est le berceau.
Reste à construire un paysage pour l’ensemble du territoire français. Déjà le Consulat avait voulu pour chaque région un musée pour y déposer les œuvres acquises lors de la Révolution ; la Nation entendait être visible sur toute l’étendue du pays par l’intermédiaire des préfectures certes, mais encore des musées ! Chaque région voudra alors marquer son territoire, le montrer, le valoriser. Courbet, déjà cité, sera très attaché à peindre sa Franche-Comté natale, et plus fortement encore son village d’Ornans, la vallée de la Loue… En même temps, il apporte une touche naturaliste voire réaliste dans le traitement des falaises, des bords de rivière… La France est rurale, agricole, terreuse parfois, forestière, paysanne même si un début d’industrialisation s’y devine.
Certaines régions seront valorisées plus que d’autres pour raison humaine et artistique. Ainsi la Bretagne avec l’École de Pont-Aven, et plus encore la Provence qui trouve de nombreux artistes pour la célébrer. Il faut dire que la Provence, province des provinces, est aussi entre la France parisienne et l’Italie, un lieu de référence : la qualité du paysage italien s’y déploie… Granet (revenu de Rome pour de longs séjours en Provence après 1830) a transporté l’art védutiste en Provence, déjà attaché à la montagne Sainte-Victoire vue des Granettes… Loubon, après une formation italienne et parisienne créera l’école de Marseille, attaché à l’idée d’une spécificité provençale et marseillaise, différente de la spécificité parisienne. Il disparaît en 1863 lorsque Cézanne monte à Paris en quête d’une expression picturale personnelle. Le « régionalisme » pictural prend corps et trouvera, autant à Marseille, Arles, Toulon, Aix-en-Provence, ses ténors. Cézanne entend y échapper aussitôt : il ne sera pas le successeur de Loubon à la tête d’une école régionale, ce que Zola avait peut-être pensé pour lui.
Si Guigou dès 1870 soupçonne que le rapport à la nature est moins dans la figuration d’un paysage socialement et humainement typé (avec oliviers, garrigues, moutons…) qu’un lieu de révélation de la couleur et de la structure, il reste attaché à une image de la « Provence » (du côté de la Durance). Le cas de Van Gogh est symptomatique, lui Hollandais venu à Paris s’installe à Arles où il ne connaît personne. Il marche et peint le paysage provençal comme personne avant lui.
Cézanne opère une mutation radicale : lors des années « impressionnistes » (1872-1882) il s’attache à une figuration attentive aux fermes, maisons, arbres, dans un terroir peu urbanisé. Mais très vite Cézanne ne cherche plus à peindre une heure du jour spécifique, un moment de soleil, ou une clarté matinale… Les saisons ne sont plus exprimées comme telles ; les ciels, pour nuageux qu’ils soient, ne traduisent aucune menace de tempête. Ni soir, ni matin.
Très vite Cézanne entend « faire de l’impressionnisme une chose solide et durable comme l’art des musées » (selon une formule fondée sur le témoignage de Gasquet). Le paysage moderne, exprimé selon les critères de l’impressionnisme, doit s’attacher à une vision classique du monde.
Du paysage historique au paysage impressionniste
Poussin et Claude Lorrain avaient situé leurs héros (dieux, nymphes, personnages bibliques…) dans des paysages solidement composés : quand bien même le spécialiste peut reconnaître ici ou là des architectures célèbres (Colisée, Temple de Vesta à Tivoli, Panthéon…), il ne saurait identifier un paysage ou une ville donnée. Un vocabulaire associant montagne lointaine, arbres, ruines, ponts, rochers s’élabore avec parfois des clartés solaires éblouissantes (cf. les ports de Claude Lorrain). La nature est recomposée en atelier, plus belle que jamais, selon une harmonie classique : les codes de compositions déterminent le tableau.
Premières théories du paysage
La théorie du paysage naît en partie avec Valenciennes, précurseur de Granet : Son livre (« Éléments de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de Réflexions et Conseils à un élève sur la Peinture particulièrement sur le genre du Paysage ») reste inscrit dans une perspective classique de recomposition du paysage, même s’il s’attache à définir les manières de peindre l’ombre, la couleur d’un arbre. On sait que les impressionnistes s’en inspireront !
Une formule de Chateaubriand résume, avant 1800, la problématique : « le paysage doit être dessiné sur le nu ». La nature est à observer par le dessin comme un nu dans un atelier. La nature s’annonce comme l’atelier même du peintre. Le même Chateaubriand développera cette intuition en écrivant sa Lettre sur la campagne romaine en 1803 : « le tableau que présente la campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone dont parle L’Écriture. Un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes […]. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des lieux où il ne passe plus personne […] vous voyez partout des ruines d’aqueducs et de tombeaux […].Vous croiriez peut-être mon cher ami, d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? vous vous tromperiez beaucoup, elles ont une inconcevable grandeur […].
Rien n’est beau comme les lignes de l’horizon romain, comme la douce inclination des plans, et les contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent […]. Une teinte singulièrement harmonieuse, marie la terre, le ciel, les eaux […].Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain, cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? eh bien, c’est la lumière de Rome. […] Je ne me lassais point de voir à la Villa Borghèse, le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la Villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. […] Un crépuscule semble succéder à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge […] Il fallut que Le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages ; au moment où je vous écris, j’ai le bonheur d’y connaître M. d’Agincourt, qui y vit depuis 25 ans et qui promet à la France d’avoir aussi Winkelman. Aucune cité ne présente un pareil mélange d’architecture et de ruines depuis le sublime Panthéon d’Agrippa jusqu’aux murailles gothiques de Bélisaire, depuis les monuments apportés d’Alexandrie jusqu’au dôme élevé par Michel Ange. » (Chateaubriand, lettre à Louis de Fontanes, Rome, 10 janvier 1804)
En 1804, paraissent des planches de N. A Michel Mandevare, doublant un livre sous le titre : « Principe du paysage à l’usage des départements de l’Empire français ».
Bertin puisera largement ses cours dans cette publication pour former ceux qui, comme Michalon, obtiendront le Prix du paysage historique enfin reconnu par l’Institut en 1817, contre Quatremère de Quincy en personne dont le néo-classicisme pur et dur refusait une telle entorse au seul grand prix possible, celui attribué à la « peinture d’Histoire »[iv]…
Corot, élève du même Bertin, arrivera en Italie en 1825, n’y rencontrant point Granet qui sera revenu à Paris en 1824.
Deperthes, encore plus dégagé des théories néo-classiques de Valenciennes, écrit par exemple en 1818 : « Pour justifier cette dernière assertion (celle signalant la valeur proprement pédagogique des paysages italiens), il suffira d’un seul exemple. Il est un site, en Italie, que pas un peintre ne néglige de visiter, et que tous les paysagistes, à l’envi se sont empressés, dans tous les temps, de reproduire sous leurs pinceaux. Déjà les artistes qui ont séjourné à Rome, ont deviné quel est ce point de vue, et le souvenir de Tivoli leur appelle, en ce moment, les émotions qu’ils ont éprouvées à l’aspect de ce lieu éminemment pittoresque, où les beautés de la nature et celles de l’art se trouvent réunies. »
Le paysage romantique s’attachera à la notion de sublime, et cherchera du côté de l’exaltation du sentiment, via l’émotion ressentie devant la nature, à traduire soit la solitude de l’homme, soit sa petitesse, soit son désir d’exotisme, de dépassement (avec l’orientalisme).
Le génie de Cézanne est alors de synthétiser ces codes via l’expérimentation impressionniste qu’il vient de faire en région parisienne, à condition de passer l’impressionnisme : la Provence peut se définir comme le creuset de cette alchimie unique dans l’histoire de l’art.
Quatre lieux plus précis permettent cette opération : l’Estaque, Gardanne, le Jas de Bouffan, et la colline de Valcros.
L’Estaque offre un panorama ouvert sur la mer : loin de la traiter comme un rêve d’évasion (à la manière d’un Claude Lorrain, ou une menace de naufrage (à la manière des romantiques), Cézanne la retient comme une plaque de métal étincelant d’un bleu presque uniforme sous un ciel non moins unifié. Le village traité de manière formelle dans des tons ocrés se construit sur des terrains rocheux parfois abrupts. Très attentif au réel retenu comme motif, Cézanne échappe d’emblée à la volonté naturaliste d’une peinture uniquement soucieuse d’être photographique.
Gardanne est proposé comme un village autour de son clocher : moment unique dans le parcours cézannien de la reprise « védutiste » d’un hameau italien avec ses tours, ses murailles…La structuration géométrique en ton bichrome est déjà une préfiguration d’un cubisme encore lointain. L’expérience ne se renouvellera pas.
Le Jas de Bouffan permet des recherches autour du thème arbre, chemin, ferme, mur jusqu’à aboutir (enfin) à la maîtrise de la maison du Jas comme un superbe mas, petit château au toit rouge ancré sur un pré d’herbe si verte qu’on croit déjà la peinture « fauve ».
La colline de Valcros est le lieu d’une expérimentation absolument originale : traiter la nature de la manière la plus fidèle qui soit comme un paysage classique inscrit dans l’éternité : le viaduc de chemin de fer obéit à la même logique que les ruines d’un aqueduc romain (l’aqueduc de Claude par exemple) dans les tableaux classiques du XVIIe siècle, sauf que la réalité architecturale retenue est un viaduc moderne pour une voie de chemin de fer ouverte entre Marseille et Aix en 1877. Cézanne prend en compte la réalité d’un paysage marqué par la construction industrielle récente : le chemin de fer est signe d’un voyage rapide. Monet abordera cette vérité dans sa modernité en peignant la série sur la gare Saint-Lazare. Nous avons dit combien cette invention avait bouleversé la peinture elle-même en permettant au peintre disposant de tubes de peinture de sortir tout de suite de la ville et d’aller dans la campagne proche ou lointaine.
Cézanne retiendra encore la voie de chemin de fer entre Aix et Rognac, celle-là même qu’il a retenue dans le tableau La Tranchée de 1870 comme une attestation de la violence faite à la terre, mais encore comme une préfiguration d’un thème qui le hante : la montagne Sainte-Victoire.
Les Sainte-Victoire de la colline de Valcros
On enregistre 11 tableaux attachés à la figuration de la montagne Sainte-Victoire, 9 aquarelles…
La montagne Sainte-Victoire retenue avec sa ligne douce côté nord, plus abrupte côté sud, reprend un dessin traditionnel : tout paysage antique classique comprend la référence à la montagne. Olympe, Parnasse… Les acropoles rappellent le sens sacré de ces montagnes : le temple est construit à son sommet là où les légendes expriment cette vérité (pour Sainte-Victoire, cf. notre texte explicite sur la montagne)
Venant peindre sur la colline de Valcros proche de la bastide du Jas de Bouffan (20 minutes à pied, possibilité d’y trouver un lieu d’accueil chez sa sœur et son beau-frère à Montbriand puis Bellevue), Cézanne s’attache à deux emplacements essentiellement :
- un terrain que l’on situe derrière l’actuel bâtiment du Tubet,
- quelques points de vue autour de la maison de Bellevue.
Tous les tableaux peints du côté du Tubet regardent Sainte-Victoire, exclusivement Sainte-Victoire :
Avec les arbres, la maison, le viaduc, les champs, Cézanne s’approprie là le vocabulaire le plus traditionnel qui soit de Poussin et Lorrain. Il s’approprie tout autant l’esprit védutiste comme volonté de peindre la réalité fondamentale à peindre. Cézanne récupère les techniques picturales (mais encore techniques de vision) apprises lors de son temps impressionniste parisien (l’impressionnisme est essentiellement une école parisienne en ce sens qu’elle s’attache à une certaine qualité de lumière propre à l’Île-de-France et la Normandie, ainsi qu’à Paris.)
À Valcros, Cézanne invente ainsi un paysage, le paysage provençal certes, mais comme un paysage classique. Ce faisant il invente le paysage français : la montagne Sainte-Victoire, que personne avant Cézanne n’avait peint de ce lieu, est bien autre chose qu’un simple aspect géologique du territoire aixois : la montagne, dans son aspect physique (forme, lumière) devient ordonnatrice du sens de l’espace et de la lumière. Ce qu’elle porte de sens historique devient vraiment peinture. Alors il devient évident que les points de vue choisis par le peintre sont déterminants, que les manières qu’il a eu de relever le terrain, d’en modifier les plans (non sans grande fidélité à la chose vue), les manières qu’il a eu d’utiliser les constructions modernes, de choisir les arbres et les branches capables d’accompagner les courbes de la montagne tout en favorisant son surgissement, sont intrinsèques à sa création.
Personne : les paysages sont vides (faut-il interpréter comme une figure humaine, la trace d’un pinceau sur un chemin dans la Sainte-Victoire R511 ?). Pissarro exprimait une présence paysanne dans ses paysages. Cézanne ne le fera qu’avec ses Baigneurs et Baigneuses, mais en atelier et créant des clairières au bord de l’eau plus ou moins imaginaires). Tout se passe avec Cézanne comme si l’humanité n’habitait plus le paysage, comme si un cataclysme avait exclu toute vie humaine : il reste des maisons encore bien construites, des voies de chemin de fer récemment construits, des chemins visibles.
Cézanne peint le monde comme des vestiges : Il n’est plus trace de temples qui signifieraient que les dieux habitent encore la terre (Hölderlin, Baudelaire avaient d’une certaine façon pris acte que les « dieux » s’étaient détournés, et que tout Idéal devient Spleen). L’homme est parti ou caché. Traces pourtant d’une montagne appelée Sainte-Victoire, trace d’industrialisation, trace de construction, trace de champs cultivés. Ce n’est pas un désert apocalyptique : les paysage est verdoyant, pas même brûlé des vents mistraliens et des soleils d’été en Provence. Il n’est pas de description picturale de végétation « provençale » (pas de lavandes, pas même de vignes visibles) Seul le pin, le pin d’Alep à la fois libre, façonné par le vent, capable de résister aux chaleurs (le pin ne varie pas entre l’hiver et le printemps). Aussi aucune saison, aucune heure du jour ne peut en soi être définie. Poussin donnait à voir un monde désolé : il s’attache à l’enterrement de Phocion comme le symbole d’un monde englouti. Chateaubriand rappelle le caractère désolé de la Campagne romaine. Granet s’attache aux ruines du Colisée. Cézanne peint le monde, le plus contemporain qui soit, comme une réserve archéologique. Il prend la distance suffisante en montant sur une colline, sans doute très peu fréquentée et recompose le pays d’Aix comme un paysage d’éternité : Sainte-Victoire renvoie à Marius vainqueur des Cimbres et des Teutons, les champs portent la marque des découpages agricoles anciens ou présents, le viaduc, le tunnel sous la voie de chemin de fer (Aix-Rognac) montrent la soumission du peintre aux réalités modernes d’un paysage où l’industrialisation inscrit sa marque contemporaine. Cézanne invente un paysage abstrait du temps, abstrait de la présence immédiate de l’homme (le viaduc, après tout, semble là de toute éternité…), non pas un paysage mythologique, transposé dans un Éden. Cézanne peint un paysage bien réel, que l’on peut voir encore, identifier, protéger. Il utilise une technique picturale récente, moderne, d’avant-garde pour une part. Il introduit une couleur absolument nouvelle pour l’œil. Ce faisant, il est au plus près de la vérité. Elle devient, dans la modernité d’un siècle, une nécessité à préserver, non plus comme un dogme (fût-il celui des académies de peinture), mais comme une révélation toujours inachevée.
Valcros est un des lieux magiques où un événement s’est passé, une sorte de transfiguration du réel sous les pinceaux d’un peintre inoffensif qui passa par là. L’œuvre de Cézanne peut être conservé dans tous les plus grands musées du monde ; le lieu (dans son unicité) reste le point géographique où un tableau est né. Cézanne appartient à une terre (aixoise) non pas pour y concentrer son regard de manière narcissique, mais pour enraciner son chevalet comme un pieu qui marque le territoire comme une stèle.
À nous de savoir décrypter cet événement et le traduire, au cœur de notre modernité urbaine.
Denis Coutagne
L’évidence de Sainte-Victoire
« En allant à Marseille, je me suis accompagné avec monsieur Gibert. Ces gens-là voient bien, mais ils ont des yeux de professeurs. En passant par le chemin de fer près la campagne d’Alexis, un motif étourdissant se développe du côté du levant : Ste Victoire et les roches qui dominent Beaurecueil. J’ai dit : « quel beau motif » ; il a répondu : les lignes se balancent trop » (lettre à Zola 14 avril 1878).
Ce sera la seule référence écrite de Cézanne à la montagne Sainte-Victoire, alors qu’une quarantaine de tableaux à l’huile et autant d’aquarelles la prennent comme motif essentiel. Plus étonnant : lorsque Cézanne écrit ces lignes, la montagne n’est pas un sujet majeur pour lui. Il l’aura faite figurer sur un tableau représentant la Tranchée et la montagne Sainte-Victoire en 1870 (R156, FWN54), et à trois reprises pour une même composition répétée sur le thème de quatre baigneurs au repos (R259, 260, 261). Il y a urgence à comprendre comment un thème aussi magistral (à tel point qu’on fait couramment de Cézanne le peintre des pommes et des Sainte-Victoire) s’est construit dans le processus créateur de l’artiste. La question est d’autant plus importante que ce thème correspond à un lieu chargé d’histoire, depuis longtemps rentré en religion et littérature. Cézanne ne pouvait ignorer ce fait culturel. De là notre propre démarche consistant à immédiatement prendre en compte l’histoire et le sens de cette montagne, du moins de dire ce qu’elle était du temps de Cézanne, comme mémoire et symbole.
Sainte-Victoire : le nom
Jusqu’au XVIIe siècle il n’est question que de sancte Venture ou sancte Venturie : la dite sainte est inconnue dans l’hagiographie officielle. De là vient l’hypothèse de Camille Jullian en 1899 d’un toponyme qui viendrait « d’un mot celtique ou ligure comme Ventur, Venturius ou quelque chose d’approchant ». Le nom du mont Ventoux (appelé Ventour) pourrait avoir alors la même origine.
La référence à une « Victoire » n’apparaît alors qu’au XVIIe siècle : on parle alors d’une Notre-Dame-de-la-Victoire, correspondant à un sanctuaire situé sur la montagne, sans que l’on puisse affirmer si la « victoire » ainsi honorée est celle de la Chrétienté contre les Turcs à Lépante, ou celle de Louis XIII contre le protestantisme à l’occasion de son vœu à la Vierge[v].
Au même moment où le nom de la montagne se cherche ainsi, l’érudition provençale entend trouver le lieu d’une vraie bataille qui opposa Marius aux Cimbres et Teutons en 102 avant Jésus-Christ. Il faut, en fait, attendre 1814 pour que Fauris-de-Saint-Vincens établisse comme historique que la bataille recherchée a eu lieu au pied de la montagne (Notice sur les lieux de Provence où les Cimbres… ont été vaincus par Marius). Et l’auteur d’affirmer : « On consacra alors au culte chrétien un temple que Marius avait fait élever au sommet de cette montagne et Sainte-Victoire fut nommée la patronne de ce temple ».
L’idée s’impose alors comme évidente, et nul, depuis lors, ne doute que la montagne, témoin de la victoire romaine contre les Barbares ait été appelée Victoire aussitôt pour devenir « Sainte-Victoire » lors de l’évangélisation de la Provence. On voit en tout cas cette affirmation reprise sans aucun doute possible par Walter Scott en 1829 dans son roman Charles le Téméraire ou Anne de Geirstein.
On fait alors l’inventaire des archives locales : Honoré Bouche interprète les références faites par Jules Raymond de Solier en 1572 comme quoi le nom Teutobochus se lit sur une pierre conservés à Trets. Il veut y voir l’attestation d’une présence des Teutons…
Dans les Statistiques de Bouches du Rhône (1821-1839), Toulouzan, professeur de collège interprète une inscription lue sur une pierre à la Grande Pugère MARI. T comme signifiant Mari tropae, les trophées de Marius… Et les érudits d’interpréter des vestiges comme les fondations de ce « trophée », n’hésitant pas à dire découverts en ce lieu des éléments de sculptures en fait provenant de la route de Marseille à Toulon.
L’histoire ainsi réappropriée s’appuie en fait sur un récit perdu de Tite-Live, récit repris par Plutarque qui localise les faits en référence à Aix : « Avançant ainsi, les barbares arrivèrent à l’endroit qu’on appelle les eaux Sextiennes ; il ne leur restait plus que peu de chemin pour arriver aux Alpes. Aussi Marius se prépara-t-il à les combattre là et choisit pour son camp un lieu fort à la vérité, mais où les eaux étaient peu abondantes… » A partir de là on voulut reconnaître le lieu de la bataille sur le Cengle au lieu-dit Le Pain de munitions, puis vers Pourrières au lieu-dit Bastide Blanche …
Il faut attendre le Ve siècle pour qu’un texte fasse référence à cette bataille. Le texte est de la main de Sidoine Apollinaire dans une lettre à son ami Consentius le Narbonnais vers 462-466 : « Au cours d’un récent voyage, sur ce coursier rapide à Marseille et à Aix, ville célèbres par leurs titres et leurs combats, grâce aux trophées de deux consuls (puis que la première eut à endurer les armées de César et la ferveur de la flotte commandée par Brutus, la seconde fut ensanglantée en subissant les batailles des teutons et Marius tout fier de voir tomber le Cimbre), tu m’a envoyé un poème délicat… »
De fait, la montagne appelée Sainte-Victoire, après avoir été Notre-Dame de-la-Victoire, ne s’impose comme le témoin de la victoire de Marius contre les Cimbres et les Teutons qu’au début du XIXe siècle.
Bien entendu, Cézanne, féru de connaissances latines, pouvait connaître les références de Plutarque (faisant lui-même référence à Tite-Live) et de Sidoine. En tout cas, pour lui comme pour ses contemporains, la montagne avait été le témoin d’un événement historique au plus profond sens du terme. De là, rappelant ainsi la victoire de Marius contre les Cimbres et les Teutons, la montagne s’était mise à symboliser la victoire de l’ordre romain contre la barbarie, voire de la vertu contre le mal, bref de tout Ordre contre tout Désordre. D’« historique », la montagne devenait « métaphysique », puisque signifiant ce processus d’ordonnancement du monde, elle participait comme « moteur » d’une capacité à donner « forme » à la « matière ». Bien entendu, la montagne signifiait alors la Victoire de la peinture contre ses détracteurs[vi]…
Il se trouvait que les découvertes géologiques justifiaient ce sens !
Sainte-victoire : le massif
Cézanne n’ignorait pas l’histoire géologique de la montagne : l’un de ses meilleurs amis Fortuné Marion, peintre amateur, n’était-il pas un géologue averti ?
Il y a 50 millions d’années, la montagne n’était que prémices. Les dinosaures pondaient des œufs dans une plaine de marne rouge où fossilisés ils traversèrent les siècles jusqu’à être découvert vers 1850-1869 (œufs découverts à Rognac par Matheron). L’époque en était le Tertiaire dans sa phase appelée le Crétacé final.
15 millions d’années plus tard, au moment du surgissement des Alpes, les plaines et collines de cette région se soulèvent. L’érosion balaie les sédiments laissant à nu les couches profondes traditionnellement enfouies sous les dits sédiments : la montage, qu’on appellera Sainte-Victoire, apparaît dans le paysage, telle une grande vague pétrifiée au moment de son ressac, pur comme un diamant déposé mystérieusement sur une terre labourée d’accidents : les œufs de dinosaure prennent alors figures de symboles : leur éclosion rocheuse a pris l’aspect d’une barre rocheuse dont l’échine rappelle les très lointains ancêtres préhistoriques.
Bien entendu, les hommes se devaient d’avoir habité un tel massif, et ce dans des temps immémoriaux !
Sainte-Victoire : les hommes
Si les temps paléolithiques ne nous laissent pas trace d’hominisation de la montagne, on trouve attestée la présence humaine à la fin des temps glaciaires, il y a environ 10 000 ans : les chasseurs traquent non le mammouth, mais le bouquetin et le chamois, à en croire les vestiges trouvés vers Saint-Antonin datant du Magdalénien supérieur…
Avec le Néolithique aux environs de 5000 avant JC, les chasseurs laissent place aux premiers pasteurs et paysans mais c’est seulement vers 3000 qu’une véritable occupation du site se reconnaît (Saint-Antonin sur Bayon, Dolmen de Maurely, la Citadelle près de Vauvenargues). On sait que les grottes qu’affectionnait de peindre Cézanne au-dessus de Château-Noir avaient été occupées à cette époque.
L’âge du Bronze correspond à une chute démographique que seul l’âge du fer corrige. Mais la véritable occupation humaine n’aura lieu qu’avec l’époque romaine…
Traditions
Cézanne ne pouvait ignorer quelques grandes traditions attachées à la montagne : le 24 avril les Pertusiens montent en pèlerinage jusqu’à l’ermitage, Sainte Venture, près du sommet. La tradition semble remonter à 1546, lorsqu’un habitant de Pertuis l’inscrit dans son testament, » voulant que son corps soit enseveli dans l’église du couvent des frères carmes devant l’autel de sainte venture ». Une confrérie se met en place et organise alors un pèlerinage qui passe par Vauvenargues ; on le voit disparaître vers 1875[vii].
Cézanne connaissait-il Saint-Ser au-dessus de Puyloubier, ermitage repéré dès le XIe siècle ? Martyrisé, les oreilles coupées, le saint est invoqué pour la surdité… Les aixois traditionnellement y venaient le 24 mai depuis Le Tholonet. Moins nombreux, les paroissiens de Puyloubier et Rousset restent fidèles à cette tradition.
Autre fête célébrée : la Saint-Jean d’été, il est d’usage de monter au sommet de la montagne et d’y observer le lever du soleil… Le soir, un grand feu est allumé au sommet de la montagne visible de partout dans la plaine : alors de multiples feux de la Saint-Jean s’éclairent en écho à celui de Sainte-Victoire…
La Croix de Provence
On ne saurait évoquer les traditions touchant Sainte-Victoire sans parler de la Croix de Provence implantée au sommet : la plus ancienne serait le fait d’un marin provençal au début du XVIe siècle, lequel aurait fait le vœu d’ériger une croix au somment du premier sommet qu’il verrait de la mer. Ce qui explique que deux ancres accompagnaient cette croix.
La deuxième croix date de 1775 : « Cette croix est dédiée à Louis, Joseph, François, Xavier, dauphin de France, et c’est J. Laurens originaire de Toulouse et citoyen d’Aix depuis trente ans qui l’a faite de ses propres mains et fait planter à tous ses dépens le 22 octobre 1775 » (Roux-Alphéran a relevé cette dédicace alors que la croix commençait à pourrir).
Troisième croix : érigée en 1842, elle ne tint pas longtemps, du fait des pèlerins soucieux d’emporter des morceaux du dit monument comme des reliques, et du fait du mistral.
La croix actuelle fut choisie en métal pour mieux résister. Commencée en 1871, elle fut achevée en 1875, grâce à l’opiniâtreté du curé de Rousset, l’abbé Meissonnier : avec ses 19 mètres de haut, elle domine la vallée. Son inauguration, le 18 mai 1875 donna lieu à des fêtes somptueuses, l’archevêque d’Aix, Mgr Forcade, ayant fait l’ascension à pied entouré de 3000 pèlerins[viii] !
Le trou de Garagai
Une grotte (Garagai veut dire en provençal gouffre) traversant vers la somment la montagne de part en part a ses propres légendes. On y veut que Marius ait précipité là 300 prisonniers teutons. On raconte qu’y séjourne une chèvre d’or (Cabro d’or) laquelle parcourt inlassablement la montagne ! On y voit parfois des flammes comme ceux d’un volcan…
Cézanne, bon marcheur, monta plusieurs fois au sommet de la montagne (cf. le récit fait par Solari). Il est vrai que, parfois, le mauvais temps ne favorisa pas ses départs : « La belle expédition que l’on devait faire à Sainte-Victoire est tombée dans l’eau cet été, à cause de la trop grande chaleur, et en octobre à cause des pluies » (à Numa Coste fin novembre 1868). Bien sûr il n’ignorait rien de ces légendes, histoires et traditions. Mais la légende la plus merveilleuse pour lui était celle que les peintres, avant lui, avaient racontée par le pinceau. Car, s’il est un motif pictural célèbre en Provence au XIXe siècle, c’est bien celui de Sainte Victoire dont Cézanne devait s’approprier le motif à son tour.
La tradition des peintres
Sainte-Victoire, à la différence des autres motifs cézanniens en Provence si peu connus, appartient à la « peinture » depuis… le XVe siècle si l’on veut reconnaître la montagne en question dans un soulèvement de terrain figurant à travers une baie au remplage trilobé du tableau L’Annonciation d’Aix de Barthélémy d’Eyck (1442). C’est une même projection qui fait dire à Enzo Carli à propos du tableau Le Couronnement de la Vierge de Villeneuve-lès-Avignon : « En bas de cette œuvre… s’étend sous l’ardente clarté du ciel de Provence une très vaste ondulation de collines, où l’on reconnaît à sa taille le profil familier de la montagne Sainte-Victoire, telle que la peindra Cézanne plus de quatre cents ans plus tard. » (Enzo Carli, Le Paysage dans l’art, Fernand Nathan 1980, cité par Arrouye dans Sainte-Victoire-Cézanne , RMN, 1990).
Le sens symbolique d’une montagne, associée au sens théologique d’un tableau signifiant l’élévation de l’homme vers le ciel, permet de douter que les représentations ici rappelées soient de « vraies représentations » de la montagne… mais inversement pourquoi, dans un monde spirituel accordant à la montagne de signifier le Salut (cf. Le Sinaï, la montagne des Béatitudes, la colline du calvaire) ou de définir la demeure des dieux (cf. l’Olympe ou le Parnasse..), la visibilité évidente de la montagne que nous appelons Sainte-Victoire ne serait pas un signe géologique donné au pays d’Aix pour en signifier la sainteté ? En tout cas au XVIIe siècle, lorsque les chartreux font figurer leur Chartreuse d’Aix devant un « pain de sucre » de calcaire signifiant la Montagne (lieu du combat spirituel que saint Bruno mena dans une autre montagne précisément, la Chartreuse au-dessus de Grenoble), ils font référence explicitement à la montagne visible au-dessus d’Aix ! Certes la représentation d’un point de vue « photographique » n’est pas fidèle, mais la représentation d’ordre « symbolique » est évidente. On ne saurait oublier que Cézanne demandera à la peinture d’être une « élévation »… En tout cas, voilà la montagne promue au rang de signe visible du paysage d’Aix, dont elle devient la figure emblématique pour en dire la noblesse, la beauté, la grandeur. Que les historiens lui trouvent un nom à la hauteur de sa mission prophétique, c’était là une nécessité non moins historique.
Déjà les « Jeux de la fête Dieu », qui devaient inspirer Cézanne pour des figures dessinées, inscrivent une figuration lointaine mais fort réaliste de la montagne vue depuis Aix-en-Provence comme une signature dans le paysage.
À la fin du XVIIIe siècle, Constantin (1776-1843) s’approprie ce motif, soit comme motif figurant le paysage aixois, soit pour lui-même dans un esprit proche de Salvator Rosa, soucieux de décrire la terre dans sa géologie bouleversée. L’éperon rocheux que forme une montagne telle une proue de navire au-dessus d’une mer agitée convenait autant à l’homme tourmenté qu’était Constantin qu’au temps préromantique de la fin du XVIIIe siècle. De fait Constantin revient de Rome et projette sur le paysage aixois ainsi retenu des images de la campagne romaine dont les paysagistes italiens des XVIIe et XVIIIe siècles ont été les tenants. Poussin, comme Claude Lorrain inscrivent une montagne dont la forme se retrouvera dans le regard porté sur Sainte-Victoire : les monts albains, le mont Soracte préfigureraient-ils la montagne aixoise ? On n’en veut pour exemple que le tableau de Johan Christoph Erhard de 1820 (Le Ponte Salario) : le pont, la rivière qui coule, un arbre, et la montagne pour tenir l’horizon de se dissoudre dans l’infini d’une perspective invisible, tout y est du vocabulaire prochain de Cézanne. Bien entendu d’autres exemples peuvent être apportés de ce « passage » du paysage italien au paysage aixois. Corot répète ce même motif en Italie. Granet le transpose au pays d’Aix, choisissant des cadrages de la montagne Sainte-Victoire avec arbre et chemin à nous persuader que Cézanne a vu les lavis de son prédécesseur aixois. Quand on prendra acte de certains choix de Granet, laissant apparaître la montagne au-delà de frondaisons dans sa propriété du Malvallat, et de Cézanne, montrant la montagne au-delà de l’allée des Marronniers du Jas, on ne pourra nier la filiation.
D’autres peintres, plus proches de Cézanne devaient s’approprier le motif : Loubon et Guigou. Le rapprochement alors est d’autant plus intéressant à relever que tous ces peintres se définiront comme « provençaux ». Mais quelle différence : les Loubon et Guigou, mais encore les Grésy, Niollon, Gaut se rattachent à une tradition naturaliste, attentive à figurer la réalité dans sa vérité. La Provence est synonyme de poussière, de vie bucolique, de soleil écrasant. Bref la Provence dans la tradition de l’école provençale exclut un traitement coloré de la nature. Le dessin prime sur la couleur pour une représentation quelque peu désertique de la campagne. Guigou voudra renouveler cette tradition en osant des tons plus vifs, déjà pré-impressionniste, mais sa recherche s’inscrira dans des compositions de formes aucunement modifiées.
Survient Cézanne : en 1870, il ose un grand coup avec un tableau intitulé La Tranchée de chemin de fer (R156, FWN54) : voilà que, de l’intérieur même de la propriété du Jas de Bouffan, Cézanne peint cette tranchée correspondant à des travaux liés à la création toute récente de la ligne de chemin fer Aix-Rognac. Cézanne s’approprie un motif inattendu : quel intérêt à peindre une tranchée ? Un peintre de paysage cherche de préférence des lieux dont la composition naturelle appelle d’emblée l’admiration : une clairière, un bord de mer. Une tranchée ? Et pourquoi pas des carrières abandonnées? Cézanne frappe ici très fort : voilà que le peintre dépasse d’un coup toutes ses études antérieures, impose une œuvre magistrale dont la force restera inégalée (par lui) plusieurs années encore. La tranchée, blessure faite dans la chair qu’est la terre, s’exprime comme une plaie, Cézanne choisissant une pâte colorée rouge sombre pour signifier cet évidement de terrain dans le paysage. À droite, la montagne Sainte-Victoire apparaît pour la première fois dans l’horizon du peintre comme une promesse lointaine. Elle est bleutée, presque transparente, répondant dans son émergence tranquille à la béance de la terre. À gauche, une maisonnette, celle-là (qui figurera dans l’axe du tableau du Bassin du Jas en hiver, R350, quelques années plus tard), veille comme une sentinelle. Le premier plan comprend des taches de verdure devant le mur qui établit une distance entre le spectateur-peintre et le drame qui se joue entre la tranchée et la montagne. Cézanne garde ici la violence empâtée de sa période romantique, mais affirme une force colorée, ne craignant pas des à-plats presque fauves. C’est dire qu’en cette année 1870, au Jas, toutes les audaces sont permises : le peintre impose une toile d’une composition à la fois simple et puissante, à la fois classique et romantique. Il lui faudra peut-être une quinzaine d’années pour retrouver une œuvre aussi forte au Jas lorsqu’il peindra la Maison et ferme du Jas de Bouffan (R600, FWN238) !
Un autre tableau peint quelque quinze ans plus tard attire le regard : Sainte-Victoire vue à travers les arbres de l’allée de marronniers en hiver (R551, FWN216) : C’est donc du Jas, (et de la colline de Bellevue toute proche) qu’il revient vers ce motif en 1885. On ne saurait, dans le tableau ici commenté (R551, FWN216), écarter cette idée que Sainte-Victoire, inaccessible parce qu’au-delà de la barrière des branches, des troncs et du mur, est un appel. Entre la ferme (ici simplifiée et rendue sage) et la maison sur la colline (la même maison que celle visible près de la tranchée dans le tableau de 1870, R156, FWN54 et dans le tableau du bassin en hiver, R350, FWN112). Voilà Cézanne cette fois, installé dans la propriété familiale, regardant dehors, comme il l’avait fait en 1870. Ici, la violence romantique des années de jeunesse est apaisée : à la violence « ocre rouge foncé » de la tranchée répond le plan incliné (un triangle vert) descendant lentement vers la montagne bleutée : seuls les branchages traduisent une violence intérieure, en rupture avec les couleurs et les formes douces du paysage retenu.
Les « Sainte-Victoire » peintes en ces années 1884-1887 correspondent à la colline de Bellevue, tout proche (R511 FWN185, R512 FWN184, R598 FWN234, R599 FWN235, R608 FWN257, R695 FWN265, R698 FWN273 ). La montagne reste lointaine, sereine, car légèrement évasée comme un vieux volcan éteint. Elle est si lointaine que sa structure rocailleuse s’oublie et que Cézanne peut l’intégrer à la plaine verdoyante qui s’étend de lui à elle. Quelques arbres accompagnent le mouvement de la montagne d’un jeu de troncs, de ramures voire de branches d’un parfait équilibre. Le proche et le lointain se rejoignent alors dans l’émergence du massif ainsi rapproché.
Ici un constat s’impose : la montagne manifestée une première fois dans l’œuvre de Cézanne en 1870 (on ne saurait prouver que le tableau L’Enlèvement inspiré de Nicola delle Abbate en 1866 soit l’occasion d’une première expression de la montagne) réapparaît comme motif essentiel du paysage quelque quinze ans plus tard. Il est vrai que vers les années 1875 elle s’est imposée dans trois tableaux consacrés à la mise en espace de quatre baigneurs nus, mais alors, elle n’était que le cadre du paysage pour ces baigneurs étranges. On rappellera que la montagne n’était pas un sujet spécialement impressionniste. Elle avait plutôt valeur dans une tradition classique ou romantique. Cézanne en Provence, se démarquant de l’impressionnisme précisément, ne pouvait alors que prendre en compte cette montagne installée dans le paysage aixois… pour lui.
Dorénavant il lui fallait se l’approprier picturalement parlant. Car au médian de sa vie, Cézanne entend être « victorieux ». Victorieux d’une passion qui aurait pu le déstabiliser totalement, victorieux vis-à-vis de Zola qui ne voit en lui qu’un peintre raté, victorieux de ses amis impressionnistes qui ne comprennent pas l’Aixois retourné en son pays natal, victorieux vis-à-vis de son père qui accepte son mariage avant de mourir. Victorieux vis-à-vis de lui-même : il devient Cézanne. Alors, cette montagne qui lui était comme une barrière et une limite à Gardanne, il peut l’approcher. Il prend la route qui conduit vers elle et, sur la route du Tholonet, la peint du bord du chemin : le chemin tourne, se détourne, car on n’accède pas aussi simplement que cela vers elle. Dans les carrières de Bibémus, il la voit dominatrice au-dessus du chaos des roches incandescentes. Il joue alors au nouveau Moïse qu’il est, frappant la toile de son pinceau pour faire sourdre la vie en fixant du regard la montagne régulatrice d’un ordre (Le Sinaï, ne l’oublions pas, était le lieu où Yahvé donna les tables de la Loi), et Cézanne ne s’était-il pas comparé au chef des Hébreux inquiet de savoir si, monté sur la montagne, il pourra rejoindre la terre promise (lettre à Vollard de janvier 1903).
La montagne est à lui. Il trouve enfin le point de vue absolu qui convient à sa saisie artistique : le point de vue de la Marguerite au-dessus de l’atelier des Lauves (R910 à 917 et 931, 932). Et là, se déplaçant de quelques mètres tout au plus il peint ces fameuses Sainte-Victoire : le massif, résumé à un fronton triangulaire, domine la plaine. Ce choix d’une composition simple, voire simpliste, dit bien que l’enjeu de la création picturale n’est pas la composition complexe d’un paysage classique, ce qu’il recherchait à Bellevue.
Il est symptomatique que ce point de vue sur la montagne s’accorde avec une gravure de Bertin (Aristide recevant une couronne, gravure de Devillier) punaisée dans l’atelier des Lauves : la montagne figurée est à s’y méprendre une « Sainte-Victoire ». La composition générale de la gravure associe les thèmes cézanniens : arbre et montagne, architecture triangulaire (fronton d’un temple), rivière, personnage au bord de l’eau. Ce « paysage historique » d’esprit poussinesque montre parfaitement en quoi Cézanne entend s’inscrire dans une tradition classique. Mais ici les touches colorées sont souvent épaisses et larges dispersées sans ordre apparent : on ne distingue qu’avec peine une maison, un arbre, une clairière.
La montagne surgit d’un mouvement de lumière et de peinture, intégrant les coloris de la terre. La montagne, absolument identifiable tant Cézanne s’attache à des structures, à des limites, à des formes, est à la fois un événement pictural, une représentation réaliste, une expression symbolique. Corrélative des recherches sur les Grandes Baigneuses et le jardinier Vallier, elle touche un des moments de la création picturale comme il en existe très peu. Car la montagne en sa présence picturale s’impose à notre regard d’une manière jamais donnée auparavant : ici la complexité atteint une élaboration inattendue. Qu’il s’agisse des rapports de tons et de couleurs, des superpositions de touches, des gestes visibles du pinceau sur la toile, des épaisseurs de matière granuleuse ou lisse dispersée : une liberté inégalée se conjugue à une rigueur non moins absolue. Car à regarder chacune de ces « Sainte-Victoire » on reste étonné de la force intérieure qui s’impose d’un apparent chaos. La peinture ici change de nature : elle n’est pas le lieu d’une représentation, fût-elle transposée d’un paysage donné, elle ouvre dans l’espace du tableau un espace au-delà de la toile, du mur sur lequel le tableau est accroché. Certes le tableau garde mémoire d’un lieu reconnaissable à tel point que l’on sait où Cézanne se tenait pour peindre. Mais le tableau se donne pour le lieu d’advenue de la montagne en son surgissement originel. Là, dans l’espace du tableau, m’est donné le motif montagneux en tant qu’il apparaît, non pas tel que je peux le voir quotidiennement, mais tel qu’il monte à l’existence dans le silence d’un jour sans fin. Le tableau crève l’écran, au sens où il nous fait passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté de la visibilité apparente. Car c’est bien dans l’ordre de la visibilité que ce processus s’accomplit : la peinture de Cézanne, ici, montre la montagne en son invisibilité mystérieuse, mais ce processus s’accomplit dans le cadre d’une visibilité renouvelée : la peinture depuis longtemps n’avait plus approché un tel degré de re-présentation. Car ce processus implique la soumission constante à ce que Cézanne appelle « la nature ». Et quand Cézanne s’interroge, près de mourir : « arriverai-je vers le but tant recherché ? », il n’entend pas signifier qu’il touche à l’abstraction sans oser s’y consacrer. Cézanne reste un peintre de la figuration, car la peinture a pour vocation de s’approprier la réalité terrestre (paysage, pomme, corps… Ici montagne) pour la révéler de l’intérieur. Rilke dira de la poésie qu’elle a pour vocation de « dire ce que les choses en leur intimité jamais ne pensèrent être ». Ainsi en est-il de Cézanne peignant des pommes ou Sainte-Victoire. Les pommes permettaient une confrontation à propos de fruits communs. Cézanne n’oubliait les sens multiples la montagne offerte son regard de la colline des Lauves, ni son sens historique, ni son ancienneté géologique, ni sa valeur symbolique. Il s’appropriait ces différentes significations, de manière consciente pour les résoudre en peinture et demander à la peinture de les signifier au-delà de toute espérance. Point n’était besoin d’aller à Rome. Le paysage d’Aix lui donnait un motif qu’aucun peintre avant lui n’aurait espéré trouver au plus profond de sa mémoire.
Avant-propos
Du Jas de Bouffan à Valcros,
une marche de moins d’une heure…
Dans son enfance, Cézanne a parcouru la campagne aixoise avec ses compagnons de collège Baille et Zola.
On peut penser qu’il a parcouru la colline de Valcros, trouvant au Gour de Martelly un coin de baignade. En tout cas, il revient là encore au soir de sa vie, en septembre 1906.
La famille Cézanne habite la bastide du Jas de Bouffan de 1859 à 1898. La propriété est vendue en 1899, après la mort de la mère de Cézanne. Le peintre n’y revient plus.
Au Jas de Bouffan, Cézanne peint le grand salon, s’essaie au paysage extérieur, commence des séries de portraits, s’attache aux « Natures mortes », ébauche ses « Grandes Baigneuses…, etc. C’est le centre de gravité de sa vie en Provence.
Mais Cézanne éprouve le besoin de sortir de cette propriété, un peu pour se protéger d’une autorité paternelle trop lourde (et ce jusqu’en 1886, année de la mort de son père). Il s’échappe à l’Estaque (surtout vers 1882-1885), il s’échappe à Gardanne (en 1885-1886). Il parcourt la colline de Valcros à la fois proche et lointaine.
À l’Estaque, Cézanne étudie, peint surtout la mer. À Gardanne, Cézanne peint avant tout le village dans sa construction traditionnelle autour de son église. À Valcros, il découvre Sainte-Victoire, essentiellement, et s’attache à une bastide traditionnelle de Provence : Bellevue.
Le chemin vers Valcros lui permettait de venir du Jas de Bouffan en moins d’une demi-heure. Nul doute qu’une unité très forte existait pour Cézanne entre ces deux lieux, ne craignant pas de peindre certains motifs en bordure de ce chemin.
La route de Valcros
près de La Constance en 1878
Dès 1878, alors qu’il fait un retour prolongé en Provence (quittant la région d’Auvers/Pontoise pendant une année entière avant de s’installer encore une année entière à Melun), Cézanne vient sur la colline de Valcros et peint Sainte Victoire.
« En allant à Marseille, je me suis accompagné avec monsieur Gibert. En passant par le chemin de fer près la campagne d’Alexis, un motif étourdissant se développe du côté du levant : Sainte Victoire et les rochers qui dominent Beaurecueil. J’ai dit : quel beau motif. Il a répondu les lignes se balancent trop. » Cette lettre écrite à Zola le 14 avril sera le seul écrit de Cézanne concernant la montagne.
À remarquer qu’en 1878, Cézanne n’a aucune raison familiale de venir de ce côté : sa sœur ne s’installera à Montbriand qu’en 1881.
Sans doute fait-il comprendre que le peintre gardait souvenir de promenades faites avec Zola dans son enfance dans ce quartier, en un temps où il n’habitait pas le Jas de Bouffan…
Le lieu correspondant au tableau de Cézanne R398 FWN 127 se situe près de la ferme de « La Constance » sur le chemin de Valcros. La maison ici visible (La Générale) n’existe plus.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ces deux tableaux ont été peints, on se reportera aux études de localisation suivantes :
- Pour une localisation de l’ensemble des peintures de Valcros : Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence I
- Pour FWN126, R397 : Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence VI (FWN126-R397)
- Pour FWN127,R398 : Localisation de La Montagne Sainte-Victoire vue du chemin de Valcros (FWN127-R398 et C0894, C0895) et Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence II
Le quartier Montbriand
Cézanne est au-dessus de Montbriand, au-dessus de l’actuelle maison des sœurs du « Tubet ». On peut isoler un ensemble de six tableaux.
Par deux fois, Cézanne peint des tableaux très proches.
Sur le plan historique, on peut distinguer trois périodes de travail :
- Première période : 1882-1885
- Deuxième période: 1885-1887
- Troisième période : 1890
Géographiquement le point de vue retenu par Cézanne ne change pas à quelques mètres près… C’est dire que Cézanne avait trouvé un lieu particulièrement adapté à ses recherches picturales.
Le quartier Montbriand
Première période : 1882-1885
Classiquement appelés « Sainte-Victoire vue de Bellevue » par John Rewald qui leur donne ce titre dans son catalogue raisonné de 1996, les tableaux R511, FWN185 et R512, FWN184 ont trouvé leur titre, à mon sens exact, « La Montagne Sainte-Victoire vue de Monbriand ».
Et dans la vallée de l’Arc :
Photographies du site Sainte-Victoire vue de Montbriand
De 1882, date à laquelle Cézanne venait peindre ce motif de Sainte-Victoire, à 2015, le paysage urbain dans la plaine de l’Arc a changé. L’autoroute Aix-Marseille remplace le petit chemin des Milles que l’on reconnaît sur le tableau R511, FWN185. Cézanne a sous les yeux un panorama encore agricole. Mais il ne craint pas d’intégrer la nouvelle construction (fort moderne de son temps) du viaduc du chemin de fer. Aujourd’hui encore les constructions immobilières ne cachent pas ce viaduc depuis Montbriand, mais il faut le reconnaître la « lecture » de ce paysage fortement urbanisé est devenue plus difficile.
En revanche, le lieu même d’où peint Cézanne n’a pas changé, sauf qu’un pylône électrique a été implanté là !
Ce lieu est donc à protéger et préserver : il démontre que Cézanne cherchait des lieux à distance de la ville… et des hommes.
Cézanne fabrique dans la modernité un paysage classique.
Cézanne choisit un point de vue unique, le regard en direction de Sainte-Victoire.
Après des années essentiellement parisiennes (Ile-de-France) Cézanne trouve ses marques durables en Provence à partir de la fin 1882, et ce jusque 1888… Il travaille à l’Estaque, au Jas de Bouffan, à Gardanne pendant ces années. S’il est difficile de suivre son cheminement de manière certaine (on peut dire qu’il est à Gardanne l’année scolaire 1885-1886), on suppose qu’il a partagé son temps de travail entre l’Estaque et la colline de Valcros – La Constance.
Le côté « mer », le côté « montagne » pourrait-on dire.
Dans les deux cas, en tout cas, le peintre surplombe légèrement son motif. Il adopte un point de vue dominant lui permettant de chercher l’horizon. Dans les deux cas, Cézanne retient une barrière rocheuse qui relie le paysage Marseilleveyre à l’Estaque, Sainte-Victoire à Valcros.
Le présent rapport établit (dans un dossier séparé) une synthèse sur la montagne Sainte-Victoire. Retenons que la voie de chemin fer Aix-Marseille a été ouverte en 1877 : le viaduc que voit Cézanne est encore une construction neuve. Ainsi ne craint-il pas d’intégrer la modernité la plus récente dans un paysage traditionnel. Bien mieux, il fait de ce viaduc un élément structurant du paysage comme les aqueducs antiques l’étaient dans les tableaux classiquement romains…
Précisons ici que Cézanne s’approprie un motif, certes déjà utilisé par Loubon ou Granet, mais que le point de vue choisi sur la colline de Valcros ne paraît pas avoir été jamais retenu. Le regard porté sur Sainte-Victoire est radicalement nouveau.
« Faire du Poussin sur nature »
L’apprentissage assumé auprès de Pissarro (à Auvers, Pontoise principalement) a libéré Cézanne de son romantisme initial. Dorénavant, il cherche une construction plus stable dans le cadre de l’impressionnisme : « faire de l’impressionnisme une chose solide et durable comme l’art des musées » dit-il. Indéniablement les premières « Sainte-Victoire », réalisées sur la colline de Valcros (à partir d’un territoire relativement restreint), traduisent une modernité absolue dans le traitement du paysage : l’association des techniques apprises dans le cadre impressionniste, des compositions retenues d’une perception du classicisme français (Poussin, Le Lorrain), et d’un regard porté sur un paysage provençal picturalement nouveau font apparaître une œuvre radicalement forte.
Le rapprochement est devenu classique entre ces deux tableaux de Cézanne et celui de Poussin : Le Recueillement des cendres de Phocion. Avec Poussin, le tableau raconte la vie antique autour de temples, arbres, chemins, arcades et montagne au centre… Cézanne reprend un vocabulaire analogue : le viaduc remplace les arches antiques. Le pignon de la maison reprend le caractère triangulaire d’un temple. Il y a un chemin, un arbre au centre de la composition en dialogue avec la montagne lointaine. Mais chez Cézanne, aucune mythologie n’est exprimée sinon celle, secrète, de la montagne. La modernité devient le signe d’une archéologie contemporaine.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ces différents tableaux ont été peints, on se reportera aux études de localisation suivantes :
- Le Viaduc dans la plaine de l’Arc I (FWN185-R511, FWN184-R512 , C0896, C0905, RW239) et
- Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence II
- Le Viaduc dans la plaine de l’Arc V (C0897, RW242, RW240, RW326, et pour la vallée sans viaduc RW279 à RW284)
Le quartier Montbriand, deuxième période : 1885-1887
Les deux tableaux (Montagne Sainte-Victoire au grand pin, R598, FWN234 et R599, FWN235) et l’aquarelle RW241 correspondent au même motif, vu du même endroit, non loin du point de vue retenu par Cézanne pour les tableaux R511, FWN185 et R512, FWN184). Le tableau Montagne Sainte-Victoire et viaduc du côté de Valcros (R695, FWN265) est indéniablement réalisé dans le même périmètre : la topographie de la montagne, le positionnement du viaduc vu entre les arbres justifient ce jugement.
La ligne de la montagne s’accorde au mouvement de branches qui forment une sorte de draperie en haut du tableau. La nature est un théâtre. Mais, chez Cézanne, le théâtre est vide de toute présence humaine. Le paysage suffit tant ce « décor » se voit chargé de sens.
Pour les deux tableaux (Montagne Sainte-Victoire au grand pin, R598, FWN234 et R599, FWN235), l’art de Cézanne atteint un ravissement certain : par rapport aux tableaux R511, FWN185 et R512, FWN184, la touche se fait plus fluide, plus souple. Les tons deviennent nuancés entre le gris, le mauve, le vert, le bleu. Le tableau de Londres se veut plus dense et plus âpre. Le tableau de Washington joue sur les demi-teintes.
Dans l’un et l’autre cas, le peintre s’attache à la réalité de ce qu’il voit : à gauche de la composition, la maison de Bastide Vieille se reconnait dans sa structure presque cubiste. Le viaduc de chemin de fer (moins marqué que dans le tableau de New York) rappelle les aqueducs antiques des tableaux classiques. La voie de chemin de fer Aix-Rognac qui longe la colline de Valcros prend une présence forte. Le tunnel sous la voie de chemin de fer (une seule voie possible pour les voitures) est nettement indiqué sur le tableau de Washington. Le tableau de Londres ne retient pas le premier plan. Le tableau de Washington le précise, en indiquant même un chemin qui monte formant une ligne plus sombre en bas du tableau.
Là encore un rapprochement est évident avec une toile de Poussin : L’Enterrement de Phocion. Un même jeu entre la montagne lointaine et les arbustes aux branches souples et ondulantes apparaît.
Quelques éléments du paysage permettent de resituer avec exactitude le lieu où Cézanne peignit les deux « Montagne Sainte-Victoire au grand pin », à savoir au-dessus de la bastide qui avait appartenu à monsieur de Tournadre, aujourd’hui le Tubet des Petites Sœurs du Père de Foucauld. La petite route des Milles et la voie de chemin de fer Aix-Rognac passent sous la Bastide-Vieille, alors propriété de François Beinet, avocat, puis juge d’instruction et président du tribunal civil de Digne.
Joachim Gasquet évoque ces deux toiles : « Devant vous, au soleil virgilien, la Sainte-Victoire, immense tendre et bleuâtre, les vallonnements du Montaiguet, le viaduc du pont de l’Arc, les maisons, les frissonnements d’arbres, les champs carrés, la campagne d’Aix. C’est le paysage que Cézanne peignait. Il était chez son beau-frère. Il avait planté son chevalet à l’ombre d’un bouquet de pins. Il travaillait là depuis deux mois, une toile le matin, une l’après-midi ».(Joachim Gasquet, Cézanne Editions Bernheim-jeune, 1921. Rééditions Encre marine, 2002).
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ces tableaux ont été peints, on se reportera aux études de localisation suivantes :
- Pour R598, FWN234 et R599, FWN235 : Le Viaduc dans la plaine de l’Arc III (FWN234-R598, FWN235-R599, FWN296-R767, C1158, RW238, RW241) et Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence II
- Pour R695, FWN265 : Le Viaduc dans la plaine de l’Arc IV (FWN265-R695, FWN293-R758, FWN256-R613, FWN302-R814, RW233)
Le quartier Montbriand
troisième période : 1890
La localisation du peintre lorsqu’il exécute cette toile est tout à fait identifiée : le bassin visible se situe dans la propriété de Montbriand. Il tenait lieu de réservoir pour assurer l’irrigation des jardins.
Le mur du bassin forme une structure architecturale dure, impliquant des angles aigus nets. La montagne dans un mouvement ascendant tranquille de la gauche vers la droite répond avec sérénité à cette architecture anguleuse d’un ocre presqu’incandescent. La montagne s’accorde alors des tons ocrés et mauves comme une tendresse. De la même façon Cézanne joue de deux réalités naturelles en les opposant : la plaine qui semble se relever pour atteindre la montagne est traitée de tons discrets et délicats comme des tons de pastel. C’est à peine alors si le viaduc du chemin de fer reste visible (si différemment de ce qu’il impose comme ligne dans le tableau de New York). L’arbre à gauche (dont l’aspect permet de penser qu’il s’agit du même que celui posé au centre de la composition du tableau de New York) se veut massif, opaque émergeant d’un buisson ardent presqu’en flamme. Ici Cézanne dépasse l’Impressionnisme, mais encore le classicisme poussinesque : déjà le fauvisme se laisse deviner, mais encore la subtile abstraction d’un Paul Klee.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint, on se reportera aux études de localisation suivantes :
- Le Viaduc dans la plaine de l’Arc II (FWN274-R698)
- Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence II
Le quartier de la Bastide Vieille vers 1880
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint, on se reportera aux études de localisation suivantes :
- Le Viaduc dans la plaine de l’Arc III (FWN234-R598, FWN235-R599, FWN296-R767, C1158, RW238, RW241)
- Les « Montagne Sainte-Victoire » du plateau de Valcros et les collines de l’est d’Aix-en-Provence II
Le quartier de Bellevue vers 1890
Les maisons de La Durane (vers 1885-1886)
La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros II
vers 1885-1887 ; huile sur toile ; 68 x 92 cm, New York, Metropolitan museum of Art, R548, FWN219
La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros I
vers 1885-1887 ; huile sur toile ; 60 x 81 cm Oslo Nasjonalgalleriet, R550, FWN220
La Bastide La Durane dans la plaine de Valcros
1880-1883 ; 32 x 46 cm ; mine de plomb et aquarelle sur papier blanc
Paris coll. Particulière (RW156)
Le souci n’est pas nouveau d’associer arbre et maison. Cézanne fait plusieurs fois des recherches spécifiques d’arbres en hiver dont les branches se crispent formant un grillage, un jeu de décomposition de l’espace, un peu comme des plombs de vitraux. La maison devient inaccessible, comme un lieu interdit. Nous sommes à l’opposé de ce qu’expriment les tableaux de la maison de Bellevue peinte avec le pigeonnier.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ces tableaux ont été peints, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
La bastide de Bellevue et le pigeonnier vers 1890
La Maison de Bellevue sur la colline
1878 (une exception) ; 53,5 x 64 cm
Japon, coll. Part. ; R377, FWN114
Maison de Bellevue et Pigeonnier
Vers 1890 ; 54 x 74 cm
Propriétaire inconnu ; R689, FWN267
Pigeonnier de Bellevue
1890 ; huile sur toile, 53 x 80 cm
Bâle, Kunstmuseum, R693, FWN271
Pigeonnier de Bellevue (non reproduit)
1889-1890 ; huile sur toile, 64 x 90 cm
Cleveland Museum of art ; R692, FWN270
Maison de Bellevue et Pigeonnier (non reproduit)
Vers 1890 ; 66 x 81 cm, Essen Folkwang Museum ; R690, FWN268)
La bastide dite à l’époque Bastide Puget à l’Estaque, voire la Maison du pendu à Auvers sur Oise: il aimait les architectures formant unité dans un village ou dans la campagne. Indépendamment du fait que la bastide dite Bellevue appartenait à sa sœur et qu’il pouvait y séjourner (à partir de 1886), le peintre avait trouvé un lieu à sa convenance pour orchestrer ses recherches associant perspectives, arrangements géométriques et émotions romantiques ou classiques. Quoi de plus traditionnel en Provence qu’une bastide avec son pigeonnier.
Rose Cézanne, née en 1854, est la deuxième sœur de Cézanne. Le 26 février 1881, elle épouse un avocat aixois, Maxime Conil. En juin 1881, les jeunes mariés rendent visite à Paul Cézanne à Paris : « Dimanche matin, ma sœur étant malade, j’ai été obligé de les rembarquer pour Aix. Le premier dimanche du mois, je les avais accompagnés à Versailles, la ville du grand roi, voir les grandes eaux » (Lettre à Zola, 1881). Maxime Conil possède la propriété de Montbriand située à l’ouest d’Aix-en-Provence, sur le versant sud de la colline de Valcros. Le 2 décembre 1886, après la mort de Louis-Auguste Cézanne, Rose Conil, avec sa part d’héritage, achète la bastide voisine, Bellevue, comprenant une maison de maître, des dépendances et un pigeonnier, pour la somme de 38 000 francs…
Sainte-Victoire vue non loin de La Constance
Non loin de la bastide de La Constance, Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire probablement en sortant de la maison de Bellevue. Plus éloigné de la bordure est de la colline, Cézanne ne domine pas directement la vallée de l’Arc. Il ne voit pas le viaduc de chemin de fer. Il peut alors donner une majesté imposante à la montagne, laquelle, comme rapprochée par un grand effet de zoom occupe la place essentielle de la toile. Le tableau R631 laisse deviner dans l’axe du tableau une maison qui pourrait appartenir à l’ensemble dit « La Constance ». Cézanne se tient sur le chemin qui prend la direction de Sainte-Victoire devant le Pigeonnier de Bellevue.
Renoir, La Montagne Sainte-Victoire, vers 1888 ; huile sur toile ; 53 x 64 cm New Haven Connecticut, Yale University Art Gallery
Renoir choisit le même cadrage : on remarque un même olivier sur les tableaux de Renoir et Cézanne, olivier que l’on retrouve sur l’aquarelle RW281.
C’est dire que les lieux où l’artiste pose son chevalet pour ces trois tableaux sont pratiquement identiques. Tout au plus faut-il présupposer une translation de quelques mètres entre l’aquarelle et le tableau, l’olivier s’étant déplacé du centre à la gauche du tableau.
Pour le tableau R608 Cézanne fait le choix d’un point de vue tout proche mais plus à l’écart. Cette fois il pose son chevalet devant la ferme de La Constance dans un champ tel qu’aucun arbre ne s’inscrit dans le paysage. La montagne est totale, émergeant avec amplitude au-dessus des collines. La montagne du Cengle n’appartient plus à la composition. Aucune ligne brisée ne casse l’harmonie douce voulue dans une tonalité ocrée empreinte de nostalgie.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ces tableaux ont été peints, on se reportera aux études de localisation suivantes :
À la fin de l’année 1889, Renoir rejoint Cézanne à Aix et loue Bellevue à Maxime Conil. Les deux artistes peignent, côte à côte, Sainte-Victoire depuis la colline de Valcros et la maison de Bellevue avec son pigeonnier.
Le cas Renoir
La montagne Sainte-Victoire peinte par Renoir est mouvante, façonnée d’or de blanc, sensuelle de la luxuriance des teintes chaudes, contrepoint radical au concept cézannien. Là où Cézanne percevait un univers éclat, patiemment et harmoniquement recomposé, un chaos irisé éperdument raisonné. Le monde de Renoir est plus ondulatoire, plus sensuel : les touches moins maçonnées se multiplient certes mais dans le souci de les fondre les unes dans les autres.
En 1881-1882, Renoir sillonne la France, La Normandie, la Bretagne, la Champagne, le Midi. Ses goûts le portent vers les maîtres du passé tel Fragonard. La relation Renoir/Cézanne reste complexe. Dès avant 1866 Cézanne est présenté à Renoir, vraisemblablement par l’intermédiaire de Guillemet et Bazille.
En 1875, Renoir présente Cézanne à Choquet qui deviendra son seul collectionneur parisien jusqu’en 1895.
Cézanne intervient en 1888 auprès de Zola pour obtenir de lui un soutien dans ses articles du Journal Le Voltaire.
En février 1882, Renoir, de retour d’Italie fait un premier séjour chez Cézanne dans le Midi, en l’occurrence à L’Estaque où il tombe malade : « Ce que Cézanne a été gentil pour moi je ne puis vous le dire. Il voulait m’apporter toute sa maison » Ainsi écrit Renoir à Choquet. En 1884, on trouve trace d’un autre passage de Renoir en Provence. On sait que Cézanne un peu déboussolé par une passion amoureuse trouvera refuge quelques jours à Châtel-Guyon chez Renoir en 1885. Vraisemblablement en 1886, Renoir loue la maison de Bellevue au beau-frère de Cézanne. On revoit encore Renoir en Provence, au Jas de Bouffan au début 1888. Cette fois le séjour est moins heureux qu’en 1882 : voilà Renoir, à ses propres dires, obligé de « quitter subitement la mère Cézanne à cause de l’avarice noire qui règne dans cette maison. »
On doit encore à Renoir deux tableaux peints à Bellevue proprement dit vers 1888.
Sainte-Victoire vue non loin de La Constance
Deuxième période : 1900-1902
Entre 1900-1902, Cézanne revient sur la colline de Valcros et peint l’une des Sainte-Victoire les plus magiques qui soient.
La question reste sans réponse : pourquoi Cézanne revient-il pratiquement au même endroit où il peignit l’une de ses toutes premières Sainte-Victoire en 1878 ?
Il écrivait alors dans une lettre adressée à son ami Zola : « En allant à Marseille, je me suis accompagné avec Monsieur Gibert (alors directeur du musée et de l’école d’Aix). Ces gens-là voient bien, mais ils ont des yeux de professeurs. En passant par le chemin de fer près la campagne Alexis, un motif étourdissant se développe su côté du levant : Ste Victoire et les rochers qui dominent Beaurecueil. J’ai dit : quel beau motif. Il a répondu : les lignes se balancent trop ».
Ce sera la seule référence littéraire de Cézanne touchant Sainte-Victoire. Dorénavant il va la peindre.
Il trouvera un lieu définitif au-dessus de l’atelier des Lauves à partir de 1902. Pour l’immédiat, il inaugure cette dernière « série » avec cette Sainte-Victoire près de La Constance, en bordure de la route de Valcros. Encore une fois, il n’avait aucune raison de revenir dans ce quartier à cette époque, n’habitant plus le Jas de Bouffan.
Cette « Sainte-Victoire » prend donc une valeur unique, un peu détachée des toutes dernières toiles faites au-dessus des Lauves, et fort différente des tableaux consacrés à cette montagne peints de la route du Tholonet.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
Deux cas spécifiques : L’Ensoleillée et Lou Deven/Barberoux
Les lieux de deux œuvres de Cézanne se repèrent sur Valcros de manière moins évidente que ceux correspondant aux « Sainte-Victoire », mais de manière non moins certaine.
Longtemps appelé « Paysage du Midi », le tableau de Cézanne ici reproduit (R609, FWN229) n’a pu être localisé pendant des décennies.
En tout cas John Rewald ne le fait pas… C’est en remarquant la terrasse sur laquelle cette bastide est construite que le lieu a été trouvé, non loin de l’ancienne petite route des Milles, non loin aussi de « Bastide-Vieille ». Reste en l’état la terrasse, ses structures voûtées n’ayant pas été détruites. En effet après la démolition dans les années 1990 de la bastide de l’Ensoleillée, très dégradée, se sont construits vingt ans plus tard sur ce motif des bâtiments contemporains à ossature de bois massif sous la référence « L’Ensoleillée. » La date donnée à ce tableau (1885-1887) est tout à fait judicieuse : c’est le temps où Cézanne peint fréquemment sur cette colline de Valcros ! C’est encore le temps où il séjourne beaucoup à Gardanne.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
L’aquarelle nommée par John Rewald « Environs d’Aix » est dorénavant identifiée. Deux maisons sont visibles : celle du premier plan correspond à la Campagne Mon Repos, rebaptisée par ses propriétaires Lou Deven dans les années 1930, on reconnaît l’une des tours et son clocheton. La maison du deuxième plan s’appelait bastide de Barberoux.
Elle a été détruite lors du passage de l’autoroute entre ces deux maisons. Le chemin qui arrivait du Jas de Bouffan à la colline de Valcros passait pratiquement par ce lieu.
Ce qui mérite d’être noté est la date de création. Cette aquarelle est en effet datée 1900-1906. C’est un temps où Cézanne n’habite plus le Jas de Bouffan. C’est le même temps où il peint une de ses dernières « Sainte-victoire » (cf. R901) Il revient néanmoins sur une colline où il peignait en 1878, près de 25 ans plus tôt.
Pour la localisation précise de l’endroit d’où cette aquarelle a été réalisée, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
Le Pilon du Roi
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint,, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
La Chaîne de l’Etoile avec le Pilon du Roi
1878-1879 ; huile sur toile ; 49,2 x 59 cm Glasgow Art Gallery ; R399, FWN128
Pour la localisation précise de l’endroit d’où ce tableau a été peint,, on se reportera à l’étude de localisation suivante :
Paysage d’automne
1883-1885 ; huile sur toile ; 61 x 77 cm Philadelphie, Barnes Foundation, R526, FWN198
Photo 2015
Le premier de ces trois tableaux date de 1878-1879 : on sait que deux « Sainte-Victoire » (cf. R397, FWN126 et R398, FWN127) ont été peintes dans cette période ainsi qu’une vue de la maison de Bellevue à partir de la route Valcros. (cf. R377, FWN114) Vraisemblablement Cézanne trouvait des points de vue en quittant le Jas de Bouffan sur le chemin le conduisant à Valcros.
Par rapport à l’actuel centre Vasarely, il faut se tenir de l’autre côté de l’autoroute. Mais l’esplanade de « Vasarely » est tout à fait appropriée pour entrevoir comment il voyait le Pilon du Roi d’autant plus que le tableau R399 est peint en bordure même de la Fondation. R605 FWN242 est quant à lui peint à partir du champ qui jouxte Lou Deven.
De quelques lieux non identifiés
Œuvres de Cézanne non localisées, potentiellement peintes sur la colline de Valcros
Plusieurs tableaux représentant des pins pourraient avoir été réalisés au nord de la colline ou du côté de Bellevue. On peut pour plusieurs d’entre eux imaginer encore un choix de Cézanne du côté de Château-Noir… On pense particulièrement aux deux tableaux figurant le même arbre à peut-être dix ans de distance.
On reste sans réponse pour localiser trois tableaux représentant la même bastide et nommés chaque fois en référence à Bellevue.
Dans la plaine de Bellevue 1885-1888 (65 x 81 cm) ; Cologne musée (R715, FWN233)
La plaine de Bellevue (1890-1892) (79 x 99cm) ; Philadelphie Barnes Foundation (R716, FWN276)
Campagne de Bellevue (1892-1895) (36,2 x 50,2 cm) ; Washington Philips Collection (R717, FWN278)
Le lieu devait être suffisamment familier du peintre pour qu’il y revienne à trois reprises (car ces trois tableaux ne paraissent pas dater de la même année !) sur près de 7 ou 8 ans. Peut-être faut-il reprendre ces datations et situer ces trois tableaux autour de 1890, quand Cézanne travaille beaucoup à Bellevue proprement dit. On ne voit pas quelle autre « région » de Provence il fréquente au point d’y revenir à trois moments différents sur une aussi longue période. Avis aux amateurs…
En marge de Valcros : Le Gour de Martelly
Cézanne écrit à son fils le 2 septembre 1906
« Il est quatre heures, il ne fait pas d’air. Le temps est toujours étouffé, j’attends le moment où la voiture me conduira à la rivière. J’y passe quelques heures agréables. Il y a de grands arbres, ils forment la voûte au-dessus de l’eau. Je vais au lieu-dit le Gour de Martelly, c’est sur le petit chemin des Milles qui conduit à Montbriand. Il vient vers le soir des vaches qu’on mène paître. Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse. Il est venu aussi des moutons boire, mais ça disparait un peu rapidement. Des ouvriers peintres se sont approchés de moi, et m’ont dit qu’ils feraient volontiers de la peinture dans le même genre, mais qu’à l’école de dessin, on ne leur enseigne pas »
Si nous ne pouvons rapprocher une aquarelle de manière absolue, nous pouvons proposer une aquarelle dont le style correspond à cette période et à ce lieu. D’ailleurs John Rewald l’intitule : « Branches d’arbres au-dessus de l’eau (Gour de Martelly ?) » (RW633) et la date de 1906.
Préconisations
Afin de mettre en valeur Paul Cézanne et son œuvre dans le cadre
du projet de la Ville d’Aix-en-Provence
(création de la ZAC de La Constance, colline de Valcros)
Le rapport ici établi fait apparaître que Paul Cézanne a peint sur la colline de Valcros entre 1878 et 1902, de 30 à 40 toiles (Plusieurs tableaux intitulés sans plus de précision « Paysage de Provence » demandent à être localisés… d’où l’approximation dans la recension). Cézanne a peint à l’Estaque quelque 35 toiles, à Auvers-Pontoise 40 toiles, à Gardanne 8 toiles. C’est ainsi remarquer que la proportion de toiles exécutées sur la colline de Valcros est significative d’un lieu.
Durant cette période de création allant de 1878 à 1902, la plupart des tableaux peints sur Valcros sont à dater entre 1882 et 1890. Le temps est donc relativement court.
Les motifs choisis par Cézanne[ix] ne sont également pas nombreux. On identifie 4 motifs essentiels.
Premier motif : Sainte-Victoire.
Ce motif est absolument majeur.
On compte, sur ce seul motif, 12 tableaux à l’huile peints sur la colline de Valcros-La Constance (sur un total de 37, et dont 14, datant de la période de l’Atelier des Lauves entre 1902 et 1906).
Antérieurement à 1878, on ne connaît qu’un seul tableau où figure la montagne (La Tranchée de 1870, peint du Jas de Bouffan), et, dans les années où il peint à Valcros, on ne connaît qu’une seule représentation de la montagne vue du Jas de Bouffan.
Deuxième motif : la bastide.
Environ 15 tableaux concernent le thème.
Une bastide prend dans cette thématique une place exceptionnelle : la Bastide de Bellevue. Elle est en effet peinte 7 fois (3 fois avec le pigeonnier, 3 fois de la route de Valcros par dessous…). La Bastide-Vieille apparaît quant à elle dans trois tableaux, dont un comme motif central.
Troisième motif : l’arbre.
La localisation d’un arbre est quasiment impossible, sauf que plusieurs tableaux de Sainte-Victoire incluent des arbres que l’on peut alors localiser, même si la végétation a changé au fil des décennies.
Quatrième motif : le Pilon du Roi
3 tableaux sont à répertorier sur ce thème. Cézanne se situe non loin de l’actuelle Fondation Vasarely.
La géographie sur la colline de Valcros est assez significative des priorités du peintre
- Au-dessus du Tubet, du côté de Montbriand, et ce, dans un territoire restreint, Cézanne peint pas moins de 6 toiles, toujours des « Sainte-Victoire ».
Les plans établis et publiés dans ce rapport font apparaître que Cézanne regarde toujours dans la même direction, et intègre très souvent le viaduc.
L’arbre est également toujours présent, central ou écarté, voire multiple faisant barrière au regard.
Peint devant la maison Bastide-Vieille un tableau rejoint cette série car la même bastide se retrouve sur deux « Sainte-Victoire » vues d’au-dessus du Tubet.
On peut ainsi « globaliser » 8 tableaux de Cézanne (et deux œuvres de Renoir…) portant sur « Sainte-Victoire » dans un espace géographique très restreint, cf. plan ; tout au plus les distances d’un lieu à un autre, de ce qui s’apparente à une série, sont de 100 à 200 mètres.
- unité de lieu: 8 « Sainte-Victoire » de Cézanne sont peintes sur un espace formant un triangle presque isocèle.
- unité de temps: on situe, entre 1882 et 1887, la réalisation de 6 de ces tableaux. Un tableau date de 1890, un autre de 1892 : ces deux tableaux sont situés à l’extrémité de notre triangle virtuel.
À rapprocher aussi de cette série : une « Sainte-Victoire » peinte non loin de La Constance en tournant le dos à Bellevue.
Renoir vient aussi peindre auprès de Cézanne deux tableaux de cet endroit.
On enregistre ici comme en mémoire le lieu-dit de L’Ensoleillée : même si des structures de construction (arches de soutènement, terrasse) restent identifiables, les nouvelles constructions rendent difficiles la mise en perspective dans ce quartier d’activités, au sud de la voie ferrée. Cependant il faut noter que la ville d’Aix-en-Provence a acquis et protégé le petit bois d’où Cézanne a peint L’Ensoleillée et un périmètre permettant l’accès au site.
- Proche de la route de Valcros, lorsqu’on arrive du Jas de Bouffan, on identifie les lieux de 4 « Sainte-Victoire ».La première Sainte-Victoire peinte sur Valcros date de 1878, la dernière de 1902 : Cézanne peint ces deux tableaux à cent mètres de distance. Il importe de signifier ce fait.
- La Bastide de Bellevue forme un pôle important: Cézanne consacre à cette bastide 7 tableaux, pratiquement tous sont peints en 1890. Il faut une exception : une toile de Bellevue peinte depuis la route de Valcros date de 1878…
- Le Pilon du Roi définit un dernier motif significatif : trois tableaux peints du côté de Vasarely ou d’un lieu au nord de la colline de Valcros.
Conclusion :
Cinq lieux essentiels définissent l’implantation de Cézanne-peintre sur la colline de Valcros-La Constance
1) Un lieu qualifié ici de « au-dessus du Tubet et de Montbriand »
2) La propriété de Bellevue
3) La route de Valcros longeant La Constance
4) Un lieu du côté de Vasarely et Lou Deven et au nord de la colline Valcros
5) Un lieu proche de la Bastide Vieille
Propositions de valorisation :
1) Un aménagement sur un lieu privilégié pour rendre compte de « Cézanne à Valcros » (lieu A)
Comme un repère, comme un beffroi, une référence. Un lieu synthétique dans un cadre encore enchanteur.
Ce lieu doit permettre :
- de reconnaître le paysage que voyait Cézanne lorsqu’il peignait les Sainte-Victoire au-dessus du Tubet.
- de faire apparaître comme tout proche, le point de vue de Cézanne sur Le Pigeonnier et la Bastide de Bellevue
- de rendre compte par plan, et photographies des autres sites de Valcros tout proches
- de proposer, selon les possibilités de cheminements, des accès pédestres à tous les sites cézanniens de La Constance et de Valcros avec un accès privilégié au site majeur de Bellevue (jusqu’au point de vue sur Le Pigeonnier) (lieu B) et au carrefour entre le chemin de Valcros et celui de la Constance (lieu D), situé à quelques mètres du tableau de « Sainte-Victoire » peint en 1878, ainsi que du tableau de « Sainte-Victoire » peint en 1901-1902. Il y a là un « Événement » unique à ne pas manquer.
- De reproduire tous les tableaux de Cézanne peints sur Valcros (cf. ce qui a été fait sur Le Terrain des peintres, au nord d’Aix, face à la Sainte-Victoire), d’imaginer une nouvelle approche de l’œuvre par écrans tactiles, réalité augmentée, applications numériques développées en partenariat avec les entreprises de la French Tech d’Aix-Marseille et singulièrement avec le futur Pôle numérique de La Constance.
Les cheminements pédestres pouvant être créés, il importe de trouver une signalétique à la fois discrète et significative permettant à l’amateur, au touriste de se promener sur la colline et de découvrir au plus près les lieux précis où Cézanne a peint (avec chaque fois la reproduction du tableau sur pierre, inox émaillé.)
La Ville d’Aix en Provence (avec l’Office du Tourisme) a déjà valorisé le point de vue duquel Cézanne a peint les dernières « Sainte-Victoire » lorsqu’il montait sur la colline des Lauves au-dessus de l’Atelier.
À l’évidence les « Sainte-Victoire » peintes au-dessus du Tubet imposent le choix privilégié d’un lieu central comme le signe de « Cézanne à Valcros ». Pour des raisons de propriété privée, de bruit (autoroute), le lieu qui jouxte le bord du plateau ne saurait être le lieu le plus adapté et le plus approprié. Nous proposons de faire le choix de préférence d’un lieu en bordure du bois (protégé en l’état par le projet d’urbanisme entre Montbriand, Le Tubet et Bellevue), un peu en hauteur et tout près d’une actuelle citerne.
Ce site pourrait être privilégié et répondre aux objectifs visés de préservation et de valorisation du patrimoine cézannien. Mais nous avons repéré un petit cimetière proche à respecter. Nous proposons alors un lieu plus en retrait en direction de la bastide de La Constance, sur une ancienne déprise agricole.
Un tel lieu doit être accessible. En tout cas non loin de là un accès routier ainsi qu’une voie cyclable doivent être proposés, et un stationnement (pour un ou deux cars, quelques 15 à 20 voitures particulières) seraient nécessaires dans une démarche pédagogique et touristique. Un tel parking pourrait être installé non loin de La Constance, accessible par une route à tracer entre l’actuelle propriété de Bellevue et La Constance. (cf. plan et photographie) ou bien reliant le chemin des Aubépines à la proximité du monastère.
Le lieu de référence ainsi choisi doit être identifié avec clarté, force et beauté. Nous proposons de demander à un artiste contemporain de dresser le « signal » de ce point comme un point de ralliement, de départ. Du lieu au-dessus du Tubet, Cézanne a toujours associé la montagne Sainte-Victoire avec un arbre, le pin d’Alep. Il convient donc d’intégrer ce site en bordure et en harmonie avec le bois de pins limitrophe.
Il pourrait être pertinent de demander à l’artiste italien contemporain de renommée mondiale Penone de dresser le signal souhaité en construisant un totem en bronze à partir même du pin que l’on voit au centre du tableau R511 (Metropolitan). Pour mémoire, Giuseppe Penone avait installé, en 2006, un arbre en lévitation au milieu des platanes de la propriété du Jas de Bouffan.
Il faut noter que le lieu ici retenu est aujourd’hui enlaidi par des pylônes électriques : il conviendrait d’enterrer les lignes électriques pour que Sainte-Victoire ne soit pas vue au milieu de fils.., et de supprimer des pylônes qui seraient là en contradiction avec le signal artistique proposé… L’intervention d’un architecte paysagiste est ici bien sûr souhaitée, tant pour dessiner les cheminements pour arriver à ce site, dessiner ce site lui-même (qui doit disposer de bancs, de lieux de repos, de tables, peut-être d’abris inspirés de cabanes en bordure de forêt, permettant de monter le matériel du peintre sur le motif (tableau sur un chevalet, pinceaux, tabouret, parasol… mais surtout pas de pseudo « Cézanne » en train de peindre). Ce lieu doit dire aussi l’absence du Peintre.
2) Préconisation au cœur du plateau de La Constance et de la colline de Valcros
Le projet d’urbanisme prévoit deux « cônes de vue », des « ouvertures » dans le tissu urbain ouvrant le regard d’une part à l’est vers Sainte Victoire, d’autre part au sud vers le Pilon du Roi : à l’intersection de ces deux perspectives, en entrée du vaste parc urbain central envisagé, une « référence » à Cézanne mériterait d’être apportée comme un complément au site éponymique au-dessus du Tubet.
En effet, le carrefour et cœur du plateau et de la future urbanisation est situé à quelques mètres du tableau de « Sainte-Victoire » peint en 1878, ainsi que du tableau de « Sainte-Victoire » peint en 1901-1902. Il y a là un « Evénement » unique à ne pas manquer. Comment ? Une table d’orientation avec des reproductions de l’ensemble des tableaux situés sur la rose des vents à partir de ce lieu, un signal encore à inventer comme un cône de vision installé sur une terrasse supérieure d’édifice… La mise en scène de « l’Événement » est à inventer.
3) À proximité de la Fondation Vasarely, au nord de la colline
Je propose que Vasarely soit intégré à ces signaux cézanniens, parce que c’est pratiquement de cet endroit, de ce point haut que le peintre a peint le Pilon du Roi.
Il n’est pas sans intérêt de manifester encore la force que représente la Fondation Vasarely, à mi-chemin entre la Bastide du Jas de Bouffan et la colline de Valcros.
Je remarque que depuis l’autoroute, le signal que la Ville d’Aix donne aux voyageurs est un V de Vasarely.
Il faudrait, en résonance, pouvoir trouver un Signal correspondant à Cézanne…
Non loin de là, le site de Lou Deven constitue lui-aussi un point haut remarquable d’où il peint aussi le Pilon du Roi. Cézanne retourne à proximité de cet endroit pour peindre ce qui sera l’une des dernières aquarelles de sa vie. Il y a là encore un sens fort.
Peut-on dans ce contexte préserver de l’actuelle maison en état de quasi ruine la partie de façade avec le clocheton visible entre deux tours aperçus sur l’aquarelle où est également esquissée la bastide de Barberoux aujourd’hui disparue ?
4) Dernière préconisation : recréer un lien structuré entre le Jas de Bouffan et la colline de Valcros.
Cézanne venait de la Bastide du Jas de Bouffan à Valcros en moins d’une heure en se promenant dans un paysage enchanteur, non sans peindre des aquarelles sur les bords de ce chemin (cf. une aquarelle identifiée tout récemment à Philadelphie à la Barnes Foundation). Le paysage a perdu de son charme, mais retrouver un cheminement (malgré deux autoroutes) en marquant combien le site de la Fondation Vasarely est au cœur d’un tel parcours cézannien a un sens fort et permettrait de renforcer aussi les liens entre ces nouveaux quartiers autour d’une identité et d’un patrimoine cézannien partagés.
Photographies du site qualifié « A »
à proximité du Tubet – La Constance – Bellevue
Crédit photo : Denis Coutagne, SEMEPA – SPLA, Mydrone.fr, Ville d’Aix-en-Provence, D R
Mise en page du document original : Romain RABAL
NOTES
[i] Il revient vers 1902-1906 peindre près de la Constance un tableau de Sainte-Victoire dans la logique des tableaux qu’il peint au-dessus de l’atelier des Lauves.
Il revient encore au Gour de Martelly où il se fait conduire en voiture pour peindre sous la fraîcheur des arbres, près de la rivière.
[ii] Cf. André Félibien (1619-1695) : « Celui qui fait parfaitement les paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs, ou des coquilles… La figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre… ». Moyennant quoi représenter les figures humaines (portraits, tableaux de mise en scène de personnages plus ou moins mythiques) devient la priorité. La catégorie « peinture d’histoire » est au premier rang ! David dans le cadre du néoclassicisme sera le parfait exemple de cette référence à la hiérarchie ainsi établie au XVIIe lors de la création de l’Académie de France à Rome. Napoléon Bonaparte incarne le personnage à la fois historique et mythologique pour les temps modernes qu’il faut peindre : cf. Bonaparte traversant les Alpes, tel un empereur romain ; cf. Le sacre de Napoléon, comme une fresque antique, etc. Les études qu’il fait sur le motif à Rome ne sont que des notes préparatoires au grand œuvre à venir…
[iii] Les tableaux de Bellotto exécutés à Varsovie sont si précis qu’ils permettront de reconstruire le centre-ville après 1945 pour redonner à la ville sa physionomie historique : ce n’est plus l’art qui imite la nature, mais la nature (le réel) qui imite l’art. La même démarche sera adoptée après l’incendie de 1989 quand il s’agira de reboiser la montagne Sainte-Victoire : retrouver les stratifications que Cézanne a inscrites dans ses tableaux. La montagne se devait de ressembler à Cézanne !
[iv] Notons les publications suivantes : Bertin, Recueil d’études d’arbres, 1816-1824 ; Rémond, Principes du paysages, 1826, Cours complet du paysage, 1829 ; Coignet, Principe et Étude du paysage d’après nature et lithographie, 1831, Cours complet du paysage, 1831.
[v] En 1653, un riche négociant aixois, Honoré Lambert, gravement malade, promet, s’il est sauvé, de restaurer la chapelle du Mont-Venture et de la dédier à Notre-Dame-de-Victoire !
[vi] La légende de Marius vainqueur des Cimbres et des Teutons au pied de la Sainte-Victoire fait l’objet d’une critique chez Michel Clerc, La Bataille d’Aix, études critiques sur la campagne de Caius Marius en Provence, 1906. Cézanne ne connaîtra pas ce travail critique.
[vii] De nos jours, des associations organisent des montées vers le massif, particulièrement l’association des amis de Sainte Victoire qui célèbrent une messe tous les ans à l’ermitage…
[viii] Le Mémorial d’Aix fait le compte rendu de cette inauguration le 23 mai 1875 en ces termes : « La croix… serait toujours la protectrice de Provence. Qu’elle préserve à jamais… l’église, la patrie, les âmes : l’église persécutée, la patrie humiliée… C’est par la croix que notre pays pourra se relever. Nous avons des ennemis qui ont toujours les yeux et les oreilles ouverts pour nous écouter et nous surveiller, auxquels la seule pensée de notre part de la revanche et de la revendication fait pousser un cri d’alarme » A la base de la Croix, se lit ce texte : « Préservée de la guerre, la Provence reconnaissante a érigé ce signe de la foi, soutenue par l’espoir du triomphe ».
[ix] Le chiffre est approximatif car certains tableaux concernent des bastides sans que ce motif soit prioritaire… Une bastide que Rewald loca- lise « Plaine de Bellevue » reste introuvable à ce jour…